Pannekoek (1873-1960)

Anton Pannekoek

« Le manque de confiance en soi, principal point faible de la classe ouvrière aujourd’hui, ne peut totalement disparaître au sein de ce régime, le capitalisme, qui secrète des facteurs de dégradation et d’épuisement. Mais en cas d’urgence, la crise mondiale et la ruine imminente contraignent la classe ouvrière à la révolte et au combat, et la contraindront également, dès qu’elle aura remporté la victoire, à prendre le contrôle de la production. » (Les conseils ouvriers)

La vie d’Anton Pannekoek coïncide presque entièrement avec l’histoire du mouvement ouvrier moderne. Il en a connu l’essor en tant que mouvement de protestation sociale, sa transformation en un mouvement de réforme sociale, et son éclipse comme mouvement de classe indépendant dans le monde contemporain. Mais Pannekoek a connu également ses possibilités révolutionnaires dans les soulèvements spontanés qui, de temps en temps, interrompirent le cours tranquille de l’évolution sociale. Il est entré marxiste dans le mouvement ouvrier, et il est mort marxiste, persuadé que s’il existe encore quelque avenir, ce sera un avenir socialiste.

Comme d’autres socialistes hollandais en vue, Pannekoek est issu de la classe moyenne et, comme il l’a fait remarquer une fois, son intérêt pour le socialisme provenait d’un penchant scientifique assez puissant pour embrasser à la fois la société et la nature. Pour lui, le marxisme était la science étendue aux problèmes sociaux; et l’humanisation de la science, c’était un aspect do l’humanisation de la société. Il savait concilier son goût pour la science sociale avec sa passion pour les sciences de la nature : il devint non seulement un des théoriciens dirigeants du mouvement ouvrier syndical, mais aussi un astronome et un mathématicien de réputation mondiale.

Presque toute l’œuvre de Pannekoek est empreinte de cette attitude vis-à-vis des sciences, de la philosophie de la nature et de la société. Une de ses premières publications,  » Marxisme et darwinisme éclaire la relation entre les deux théories. L’un de ses derniers travaux, « I’Anthropogénèse, » traite de l’origine de l’homme ; « l’importance scientifique du marxisme, tout comme du darwinisme, écrivait-il, consiste à développer jusqu’à ses dernières conséquences la théorie de l’évolution, le premier dans le domaine de la société, le second dans celui du monde organique « . L’importance de l’œuvre de Darwin réside dans la démonstration que  » dans certaines conditions une espèce animale se transforme nécessairement en une autre -« . Le processus de l’évolution obéit à un  » mécanisme ‘, à une  » loi naturelle « , Le lait que Darwin avait identifié cette  » loi naturelle ‘ avec la lutte pour l’existence, analogue à la concurrence capitaliste, n’affectait pas sa théorie; la concurrence capitaliste n’en devenait pas pour autant une ‘ loi naturelle « .

C’est Marx qui révèle la force motrice du développement social. Le « matérialisme historique » se rapporte à la société, et bien que le monde soit à la fois nature et société – comme on le constate dans le besoin de l’homme de manger pour vivre – les lois du développement social ne sont pas des lois de la nature; et bien entendu aucune loi, naturelle ou sociale, n’est absolue. Cependant, ces lois, dans la mesure ou elfes se vérifient par l’expérience, peuvent être considérées comme « absolues » , pour les fins de la pratique humaine. Elle excluent l’arbitraire pur et le libre-choix, et se rapportent à des règles et des faits habituellement observables, qui permettent de prévoir et de donner ainsi un fondement aux activités humaines.

Avec Marx, Pannekoek affirmait que c’est « la production de la vie matérielle qui constitue la structure essentielle de la société et détermine les relations politiques et les luttes sociales ». C’est par la lutte de classes que les transformations sociales décisives se sont produites. Elles ont conduit à une élévation de la production sociale. Le socialisme implique également le développement des forces sociales de la production qui sont actuellement entravées par les rapports de classes existants. Ce but ne peut être réalisé que par la classe des producteurs capable de fonder ses espoirs sur la naissance d’une société sans classes.

Les étapes de l’existence humaine et sociale sont liées, dans l’histoire, aux instruments et formes de production qui changent et augmentent la productivité du travail social. L’ « origine » de ce processus se perd dans fa préhistoire, mas on peut raisonnablement supposer qu’elle se situe dans la lutte de l’homme pour l’existence, dans un environnement naturel qui l’obligea à développer ses capacités productrices et son organisation sociale. Depuis l’écrit de F. Engels, le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, toute une littérature est née au tour du problème des instruments et de l’évolution sociale.

Dans « l’Antropogénése, » Pannekoek revint aux problèmes qu’il avait abordés dans Marxisme et darwinisme. De même qu’il y a des mécanismes qui expliquent le développement social et l’évolution naturelle, de même il doit y avoir un mécanisme qui explique l’essor de l’homme dans le monde animal. La société, l’aide mutuelle et même l’emploi des  » outils caractérisent également d’autres espèces; ce qui caractérise spécifiquement l’homme, c’est le langage, la raison et la fabrication d’outils. C’est cette dernière qui explique vraisemblablement le développement simultané du langage et de la pense. Etant donné que l’emploi d’outils s’interpose entre un organisme et le monde extérieur, entre les stimuli et l’action, il force l’action et donc la pensée à taire un détour, à partir des impressions sensorielles par l’intermédiaire de l’outil, lus qu’à, l’objet.

Sans la pensée humaine, le langage serait impossible. L’esprit humain est capable de pensées abstraites. il sait former des concepts. La vie mentale de l’homme et de l’animal dérive des sensations, qui se combinent en représentations; mais l’esprit humain sait distinguer entre les perceptions et les actes au moyen de la pensée, tout comme l’outil intervient entre l’homme et le but qu’il veut atteindre. La séparation entre les perceptions et les actes et la conservation de perceptions passées permettent la conscience et la pensée qui établit les liaisons intermédiaires entre les perceptions et formule des théories qui s’appliquent à des actes pratiques. La science de la nature est la preuve vivante d’une relation étroite entre les outils et la pensée.

Etant donné que l’outil est un objet isolé et inerte qui peut être remplacé et amélioré sous les formes les plus variées, il assure le développement’. extraordinaire et rapide de l’homme. Inversement, son emploi assure le développement du cerveau humain. Par conséquent le travail est le « devenir » et I’ « essence  » de l’homme, quelles que soient la dégradation et l’aliénation de l’ouvrier. Le travail et la confection d’outils élève l’homme hors du monde animal au niveau des actions sociales pour se mesurer avec les nécessités de la vie.

La genèse de l’homme est un processus très long. Mais la transformation de l’homme primitif en homme moderne est relativement courte. Ce qui distingue l’homme primitif de l’homme moderne, ce n’est pas une capacité cérébrale différente, mais la différence dans l’emploi de cette capacité. Lorsque la production sociale stagne, la société stagne; quoique la productivité du travail se développe lentement le changement social est également retardé. Dans la société moderne, la production sociale s’est développée rapidement en créant des nouveaux rapports de classe et en détruisant les anciens. Ce qui a déterminé le développement social, ce n’était pas la lutte naturelle pour l’existence, mais le combat social pour telle ou telle forme de l’organisation sociale.

Dès son origine, le socialisme fut à la fois théorie et pratique. En fait, il n’intéresse pas seulement ceux qui sont censés bénéficier de la transformation du capitalisme en socialisme. Préoccupé d’une société sans classes, et de la fin de tout conflit social, et attirant des intelligences de toutes les couches de la société, le socialisme prouve par avance la possibilité de sa réalisation. Encore jeune étudiant, en sciences naturelles, et se spécialisant en astronomie, Pannekoek entra au Parti ouvrier social-démocrate de Hollande et se trouva immédiatement à son aile gauche aux côtés de Herman Gorter et Frank van der Goes.

Sous l’influence de son fondateur non-marxiste, Domela Nieuwenhuis, ce parti fut plus combatif que les organisations strictement marxistes au sein de la Seconde Internationale. Il prit une position essentiellement antimilitariste. Domela Nieuwenhuis fit campagne pour l’emploi de la grève générale pour prévenir la guerre Il ne put trouver de majorité, et il s’aperçut très tôt qu’à l’intérieur de l’Internationale, on se dirigeait vers la collaboration de classe. Il s’opposa à l’exclusion des anarchistes de l’Internationale honnie, et son expérience de membre du Parlement lui fit rejeter le parlementarisme comme arme de l’émancipation sociale. Les tendances « anarcho-syndicalistes » dont il était le représentant divisèrent l’organisation. Un nouveau Parti Socialiste en sorti, plus près du modèle de la social-démocratie allemande. Cependant, l’idéologie radicale de l’ancien Parti influença les traditions du mouvement socialiste hollandais.

Ce radicalisme traditionnel trouva son expression dans le nouvel organe mensuel du Parti « De Nieuw Tijd », particulièrement dans les contributions de Gorter et de Pannekoek, qui combattirent l’opportunisme croissant des dirigeants du Parti. En 1909, l’aile gauche autour de Gorter fut expulsée et ce groupe constitua une nouvelle organisation, le Parti Social-démocrate. Pannekoek se trouvait alors en Allemagne. Il enseignait dans les écoles du Parti Social-démocrate allemand et écrivait pour des publications théoriques et pour différents autres journaux, comme par exemple la « Bremer Burgerzeitung ». Il s’associa à la nouvelle organisation de Gorter laquelle devint plus tard, sous la direction de van Ravesteyn, Wijnkoop et Ceton, le Parti communiste orienté vers Moscou.

Bien que fidèle à la tradition du  » socialisme libertaire  » de Domela Nieuwenhuis, l’opposition de Pannekoek au réformisme et au,révisionnisme social-démocrate était d’inspiration marxiste, elle se dressait contre le marxisme officiel dans ses deux formes, orthodoxe et révisionniste. Dans sa forme orthodoxe, le marxisme servait d’idéologie pour masquer une pratique non-marxiste , dans sa forme révisionniste, il ruinait à la fois la théorie et la pratique marxistes. Mais la défense du marxisme par Pannekoek n’était pas celle d’un doctrinaire, mieux que quiconque il reconnut que le marxisme n’était pas un dogme mais une méthode de pensée s’appliquant aux problèmes sociaux dans le processus réel de la transformation sociale. La théorie marxiste, dans certains aspects, n’était pas seulement dépassée par le marxisme lui-même, mais certaines de ses thèses, issues de conditions déterminées, devaient perdre leur validité lors que les conditions changeraient.

La première guerre mondiale ramena Pannekoek en Hollande. Avant la guerre, il avait été actif à Brême, en liaison avec Radek, Paul Fröhlich et Johann Knief. Ce groupe radical de Communistes internationaux se fondit plus tard avec le Spartakus Bund, posant ainsi les fondements du Parti communiste d’Allemagne. Des groupes opposés à la guerre trouvèrent en Allemagne leurs chefs en Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg et Franz Merhing. En Hollande , cette opposition se groupa autour de Herman Gorter, Anton Pannekoek , et Henriette Roland-Holst. A Zimmerwald et à Kienthal ces groupes se joignirent à Lénine et à ses compagnons pour condamner la guerre impérialiste, et préconisèrent des actions prolétariennes aussi bien pour la paix que pour la révolution. La révolution russe de 1917, saluée comme le début possible d’un mouvement révolutionnaire mondial, fut soutenue par les radicaux hollandais et allemands malgré les divergences profondes entre eux et les léninistes.

De se prison, Rosa Luxembourg exprimait des appréhensions sur les tendances autoritaires du bolchevisme; elle montra des craintes pour le contenu socialiste de la révolution russe au cas où l’appui d’une révolution prolétarienne à l’ouest viendrait à lui manquer. Gorter et Pannekoek partagèrent sa position d’appui critique au régime bolchevik. Néanmoins, ils travaillèrent dans le nouveau Parti Communiste et pour la création d’une nouvelle Internationale. Dans leur esprit, cette Internationale devait être nouvelle non seulement de nom, mais aussi dans ses perspectives, à la fois quant au but socialiste et au moyen de l’atteindre.

La conception social-démocrate du socialisme, c’est le socialisme d’Etat qui doit être atteint par la voie de la démocratie parlementaire. Le suffrage universel et le syndicalisme sont les instruments propres à réaliser la transition pacifique du capitalisme au socialisme. Lénine et les bolcheviks, eux, ne croyaient pas à une transformation pacifique. Ils appelaient au renversement révolutionnaire du capitalisme. La conception du socialisme était encore celle de la social-démocratie puisqu’elle impliquait l’emploi du parlementarisme et du syndicalisme pour atteindre le but.

Cependant le tsarisme ne fut pas renversé par des procédés démocratiques et des actions syndicalistes. L’organisation de la révolution fut l’œuvre de soviets développés spontanément, des conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. Toutefois ces soviets et ces conseils laissèrent la place à la dictature des bolcheviks. Lénine était prêt à utiliser le mouvement des soviets tout autant que n’importe quelle forme d’action, y compris le parlementarisme et le syndicalisme, pour atteindre à ses fins: le pouvoir dictatorial pour son Parti sous le camouflage de la dictature du prolétariat « . Ayant atteint son but en Russie, il s’efforça de renforcer son régime avec l’aide du mouvement ouvrier révolutionnaire en Europe Occidentale; en cas d’échec, il comptait influencer suffisamment le mouvement ouvrier occidental pour s’assurer au moins son appui indirect. Vu les besoins immédiats du régime bolchevik et les idées politiques de chefs, l’Internationale Communiste ne fut pas le commencement d’un mouvement ouvrier nouveau, mais simplement une tentative pour gagner le contrôle du mouvement ancien et l’utiliser pour défendre le régime bolchevik en Russie.

Le social-patriotisme des organisations ouvrières de l’Ouest et leur politique de collaboration de classe pendant la guerre convainquirent les ouvriers révolutionnaires que ces organisations ne pouvaient pas être utilisées à des fins révolutionnaires. Elles étaient devenues des institutions liées au système capitaliste et elles devaient être détruites en même temps que lui. Inévitables et nécessaires lors du développement antérieur du socialisme et de la lutte et pour ces buts immédiats, le parlementarisme et le syndicalisme avaient cessé d’être des instruments de la lutte de classes. Dans tous les conflits sociaux, on les trouvait du côté du capital. Aux yeux de Pannekoek, ce n’était pas là une question de direction mauvaise à remplacer par une direction meilleure, mais une question de transformation des conditions sociales dans lesquelles le parlementarisme et le syndicalisme avaient cessé de jouer un rôle émancipateur. La crise capitaliste à la veille de la guerre posa la question de la révolution; l’ancien mouvement ouvrier ne pouvait se changer on force révolutionnaire, puisque le socialisme n’a pas de place pour les syndicats ou la démocratie bourgeoise formelle.

Partout où, pendant la guerre, les ouvriers luttèrent pour des revendications immédiates, ils durent le faire contre les syndicats, comme dans les grèves de masse en Hollande, en Allemagne, en Autriche et en Écosse. Ils organisèrent leurs actions dans des comités d’entreprises, les shop stewards ou des conseils ouvriers. indépendamment des syndicats existants. Dans toute situation vraiment révolutionnaire, en Russie on 1905 et de nouveau en 1917, tout comme dans l’Allemagne et l’Autriche de 1918, des conseils (soviets) d’ouvriers et de soldats surgirent spontanément et tentèrent d’organiser la vie économique et politique en étendant leur système à l’échelle nationale. Le pouvoir des conseil est la dictature du prolétariat, car les conseils sont élus au niveau de la production, les couches sociales qui ne participent pas à la production restant sans représentation. En soi, ce mouvement peut ne pas conduire au socialisme. Ainsi les conseils ouvriers allemands en donnant leur appui à l’Assemblée Nationale se sont eux-mêmes liquidés. Or, la détermination du prolétariat par lui-même suppose une organisation sociale dans laquelle le pouvoir de décision concernant la production et la distribution se trouve entre les mains des ouvriers.

Pannekoek reconnut dans ce mouvement des conseils le commencement d’un nouveau mouvement ouvrier révolutionnaire, et en même temps le début d’une réorganisation socialiste de la société. Ce mouvement ne pouvait naître et se maintenir qu’en s’opposant aux formes traditionnelles. Ces principes attirèrent la partie la plus militante du prolétariat en révolte, au grand chagrin de Lénine qui ne pouvait concevoir un mouvement échappant au contrôle du Parti ou de l’État, et qui s’appliquait à émasculer les soviets en Russie. il ne pouvait pas plus tolérer un mouvement communiste international hors du contrôle absolu de son propre parti. Par des intrigues d’abord et, après 1920, ouvertement les bolcheviks s’efforcèrent de combattre les tendances antiparlementaires et antisyndicales du mouvement communiste, sous prétexte qu’il ne fallait pas perdre le contact avec les masses qui adhéraient encore aux anciennes organisations. Le livre de Lénine, « la Maladie infantile du communisme » était surtout dirigé contre Gorter et Pannekoek, qui étaient les porte-parole du mouvement des conseils communistes Le Congrès de Heidelberg en 1919 divisa le parti communiste allemand en une minorité léniniste et en une majorité qui adhérait aux principes de l’antiparlementarisme et de l’anti-syndicalisme sur lesquels le parti était fondé initialement. Une autre controverse vint s’ajouter à la première = dictature du parti ou dictature de classe ? Les communistes non-léninistes adoptèrent le nom de Parti des ouvriers communistes d’Allemagne (KAPD). Une organisation similaire fut fondée plus tard en Hollande. Les communistes du parti s’opposèrent aux communistes de conseils et Pannekoek se rangea au côté des seconds. Ceux-ci assistèrent au IIe Congrès de la III° Internationale en qualité de sympathisants. Les conditions d’admission dans l’internationale – subordination totale des diverses organisations nationales à la volonté du Parti russe – sépara complètement le jeune mouvement des conseils et l’Internationale Communiste.

L’action de I’ Internationale Communiste contre l’ultra-gauche fut la première intervention directe du Parti russe dans la vie des organisations communistes des autres pays. Le mode de contrôle ne changea jamais. En réalité, le mouvement communiste mondial tout entier passa sous le contrôle russe conformément aux besoins spécifiques de l’État bolchevik. Bien que ce mouvement n’ait jamais réussi, comme le prédirent Pannekoek et Gorter, à conquérir les syndicats occidentaux ni à dominer les vieilles organisations socialistes en séparant la base des dirigeants, il détruisit l’indépendance et le caractère radical du jeune mouvement communiste des conseils. Grâce à l’énorme prestige d’une révolution politique victorieuse, et à la faillite de la révolution allemande, le Parti bolchevik gagna aisément une grande majorité du mouvement communiste aux principes du léninisme. Les idées et le mouvement du communisme des conseils déclinèrent progressivement et dis parurent pratiquement avec la montée du fascisme et la deuxième guerre mondiale.

Alors que la lutte de Lénine contre l' » ultra-gauche » était le premier symptôme des tendance « contre-révolutionnaires » du bolchevisme, le combat de Pannekoek et de Gorter contre la corruption léniniste du nouveau mouvement ouvrier fut le commencement d’un anti-bolchevisme d’un point de vue prolétarien. Et c’est là, naturellement, le seul anti-bolchevisme conséquent. L’ anti-bolchevisme bourgeois est l’idéologie courante de la conscience capitaliste des impérialismes qui change selon les rapports de forces nationaux. La République de Weimar par exemple combattit le bolchevisme d’une part et en même temps conclut des accords secrets avec l’Armée Rouge et des accords commerciaux officiels avec Ies bolcheviks afin de soutenir sa propre position politique et économique dans la concurrence mondiale. Il y a eu le pacte Hitler-Staline et l’invasion de la Russie. Les alliés occidentaux d’hier sont aujourd’hui ennemis dans la guerre froide, pour ne mentionner que la plus évidente des inconséquences qui sont on fait la politique du capitalisme déterminée uniquement par les intérêts du profit et du pou voir.

L’anti-bolchevisme suppose l’anticapitalisme, puisque le capitalisme d’État bolchevik n’est qu’un type de capitalisme. Bien entendu, en 1920, le phénomène était moins visible qu’aujourd’hui. L’expérience du bolchevisme peut nous servir de leçon pour savoir comment le socialisme ne peut pas être réalisé. Le contrôle des moyens de production, la propriété privée transférée à l’État, la direction centrale et antagonique de la production et de la distribution laissent intacts les rapports capital-travail en tant que relation entre exploiteurs et exploités, maîtres et sujets. Ce développement conduit uniquement à une forme plus moderne du capitalisme, ou le capitalisme n’est plus indirectement mais directement la propriété collective d’une classe dominante à base politique. Le système capitaliste tout entier va dans cette direction et réduit ainsi l’anti-bolchevisme capitaliste à une simple lutte impérialiste pour le contrôle du monde.

Rétrospectivement, on n’a pas de peine à comprendre que les divergences entre Pannekoek et Lénine ne pouvaient être résolues à coup d’arguments. Toutefois, en 1920, un espoir restait permis: que les travailleurs occidentaux suivent une voie indépendante, non pas vers un capitalisme d’un nouveau genre, mais vers son abolition. Répondant à la  » Maladie infantile » de Lénine, Gorter s’efforça de convaincre les bolcheviks de leur erreurs de méthode, on soulignant la différence des conditions socio-économiques entre la Russie et l’Occident : la tactique qui amena les bolcheviks au pouvoir on Russie ne pouvait pas s’appliquer à une révolution prolétarienne on Occident, Le développement ultérieur du bolchevisme montra cependant que les éléments bourgeois présents dans le léninisme n’étaient pas dus à quelque « théorie fausse » « , mais avaient leur source dans le caractère de la révolution russe elle-même. Elle avait été conçue et accomplie comme une révolution capitaliste d’Etat, appuyée sur une idéologie pseudo-marxiste.

Dans de nombreux articles publiés dans des journaux communistes anti-bolcheviks, et jusqu’à la fin de sa vie, Pannekoek s’efforça d’élucider la nature du bolchevisme et de la révolution russe. De même que dans sa critique antérieure de la social-démocratie, il n’accusa pas les bolcheviks d’avoir trahi les principes de la classe ouvrière. Il montra que le révolution russe, tout en étant une étape importante dans le développement du mouvement ouvrier, tendait uniquement vers un système de production qui pouvait être appelé indifféremment socialisme d’État ou capitalisme d’État. La révolution ne trahit pas ses propres buts, pas plus que les syndicats ne « trahissent » le syndicalisme. De même qu’il ne peut pas y avoir d’autre type de syndicalisme que le type existant, de même on ne doit pas s’attendre que le capitalisme d’État soit autre chose que lui même..

La révolution russe fut cependant menée sous la bannière du marxisme et l’État bolchevik est considéré généralement comme un régime marxiste. Le marxisme et bientôt le marxisme-léninisme-stalinisme restèrent l’idéologie du capitalisme d’État russe. C’est pour montrer ce que signifie réellement le « marxisme » du léninisme que Pannekoek entreprit un examen critique de ses fondements philosophiques en publiant en 1938 son « Lénine philosophe ». Lénine avait exprimé ses idées philosophiques dans « Matérialisme et Empiriocriticisme », paru en russe en 1908 et traduit en allemand et en anglais en 1927. Autour de 1904, certains socialistes russes, Bogdanov en particulier, s’étaient tournés vers la philosophie naturaliste occidentale, notamment vers les Idées de Ernst Mach qu’ils essayaient de combiner avec le marxisme. Ils eurent quelque influence dans le Parti socialiste russe, et Lénine s’employa à la détruire en attaquant sa source philosophique.

Marx avait appelé son système de pensée matérialisme, sans donner à ce terme un sens philosophique. Il visait simplement la base matérielle de toute existence et de toute transformation sociale. Pour en arriver à cette conception, il avait rejeté aussi bien le matérialisme philosophique de Feuerbach que l’idéalisme spéculatif de Hegel. Pour le matérialisme bourgeois, la nature est une réalité objectivement donnée et l’homme est déterminé par des lois naturelles. Ce qui distingue le matérialisme bourgeois du matérialisme historique, c’est cette confrontation directe de l’individu et de la nature extérieure, et l’incapacité de voir dans la société et dans le travail social un aspect Indissoluble de la réalité totale.

Le matérialisme bourgeois (et la philosophie naturaliste) avait soutenu à ses débuts que l’expérience sensorielle, base de l’activité Intellectuelle, permettait d’aboutir à une connaissance absolue de la réalité physique, constituée prétendument par la matière. Dans leur tentative de relier la représentation matérialiste du monde objectif au processus de la connaissance lui-même, Mach et les positivistes niaient la réalité objective de la matière en montrant que les concepts physiques doivent être construits à partir de l’expérience sensorielle conservant ainsi leur caractère subjectif. Ceci dérangeait beaucoup Lénine, étant donné que pour lui la connaissance était uniquement le reflet d’une vérité objective, et qu’il n’y avait de vérité que matérielle. Il considérait l’influence de Mach dans les milieux socialistes comme une corruption du matérialisme marxiste. Dans son esprit, l’élément subjectif dans la théorie de la connaissance de Mach était une aberration idéaliste et une tentative délibérée de ressusciter l’obscurantisme religieux.

Il est vrai que le progrès de la critique scientifique avait eu ses interprètes idéalistes qui pouvaient satisfaire les esprits religieux. Certains marxistes se mirent à défendre le matérialisme de la bourgeoisie, autrefois révolutionnaire, contre le nouvel idéalisme, ainsi que la nouvelle science de la classe capitaliste installée au pouvoir. Lénine attribuait une grande importance à ce fait, puisque le mouvement révolutionnaire russe, qui était a la veille d’une révolution bourgeoise, utilisait largement dans sa lutte idéologique les arguments scientifiques et philosophiques de la bourgeoisie occidentale naissante.

En confrontant l’attaque de Lénine contre l’empiriocriticisme avec son contenu scientifique, Pannekoek révéla non seulement que Lénine avait déformé les idées de Mach et d’Avenarius, mais aussi qu’il était incapable de critiquer leur œuvre d’un point de vue marxiste. Lénine attaquait Mach non pas du point de vue du matérialisme historique, mais en se plaçant sur le terrain du matérialisme bourgeois, scientifiquement moins développé. Pannekoek voyait, dans cet emploi du matérialisme bourgeois pour la défense du « marxisme », une preuve supplémentaire du caractère mi-bourgeois, mi-prolétarien du bolchevisme et de la révolution russe elle-même. Ce matérialisme s’accordait avec une conception du « socialisme » comme capitalisme d’État, avec les attitudes autoritaires à l’égard de toute organisation spontanée, avec le principe anachronique et irréalisable de l’autodétermination nationale, et avec la conviction de Lénine que seule, l’intelligentsia bourgeoise est capable de développer une conscience révolutionnaire, ce qui la destine à guider les masses. Ce mélange du matérialisme bourgeois et de marxisme révolutionnaire, qui caractérisait la philosophie de Lénine, réapparut avec la victoire du bolchevisme, mélange de pratiques néocapitalistes et d’idéologie socialiste.

Toutefois, la révolution russe était un événement progressif d’une signification énorme, comparable à la Révolution française. Elle révélait en môme temps que le mode de production capitaliste n’est pas limité au rapport de propriété privée prédominant dans sa période libérale. Par suite du reflux de la vague révolutionnaire à la veille de la première guerre mondiale, le capitalisme se consolidait, à nouveau, en dépit des conditions de crise sérieuses, en donnant plus d’importance aux interventions de l’État dans l’économie. Dans les nations capitalistes moins vigoureuses, ce phénomène prit la forme du fascisme, et l’on vit s’intensifier les politiques impérialistes qui menèrent finalement a la seconde guerre mondiale. Plus encore que la première, cette seconde guerre montra clairement que le mouvement ouvrier qui subsistait n’était plus un mouvement de classe, mais qu’il taisait partie intégrante des divers systèmes nationaux du capitalisme contemporain.

C’est dans la Hollande occupée pendant la seconde guerre mondiale que Pannekoek prit la plume pour composer « Workers Councils. » L’ouvrage était terminé en 1947. Il résumait l’expérience d’une vie en ce qui regarde la théorie et la pratique du mouvement ouvrier international, ainsi que le développement et la transformation du capitalisme dans les divers pays et dans son ensemble. Cette histoire du capitalisme, et de la lutte contre le capitalisme, finit sur le triomphe d’un capitalisme revivifié quoique changé. La fin de la seconde guerre mondiale a vu les intérêts de la classe travailleuse entièrement assujettis aux impératifs de concurrence des deux systèmes capitalistes rivaux, qui se préparent pour un nouveau conflit, A l’Ouest, les organisations des travailleurs sont restées en place, mais elles cherchent, au mieux, à remplacer tout simplement le monopole par le capital d’État. Quant au soi-disant mouvement communiste mondial il met ses espoirs en une révolution planétaire sur le modèle russe. Dans l’un et l’autre cas, le socialisme se confond avec la propriété publique, l’État étant maître de la production et les travailleurs demeurant aux ordres d’une classe dirigeante.

L’effondrement du capitalisme ancienne manière, ce fut aussi la chute du vieux mouvement ouvrier. Ce que l’on appelait socialisme se révèle être un capitalisme durci. Cependant, au contraire de la classe dirigeante, qui s’adapte rapidement aux conditions nouvelles, la classe ouvrière se trouve dans une situation d’impuissance, et sans espoir à l’horizon : elle adhère toujours aux idées et aux activités traditionnelles. Or les changements économiques ne provoquent des changement de conscience que graduellement, et il s’écoulera peut-être un assez long temps avant que surgisse un nouveau mouvement ouvrier, adapté aux nouvelles conditions, car la tâche des travailleurs demeure inchangée; c’est d’abolir le mode de production capitaliste, c’est d’accomplir le socialisme. Pour atteindre ce but, il faudra que les travailleurs s’organisent et organisent la société de façon que la production et la distribution obéissent à un plan social, élaboré par les producteurs eux-mêmes. Ce mouvement ouvrier, quand il se lèvera, reconnaîtra ses origines dans les idées du communisme de conseils et dans celles d’un de ses représentants les plus rigoureux: Anton Pannekoek.

Paul Mattick

Boston, 1960.

TEXTES:

Voir aussi:

marxismdarwinism

11 Réponses to “Pannekoek (1873-1960)”

  1. Les grèves (Pannekoek, 1948) « La Bataille socialiste Says:

    […] grèves (Pannekoek, 1948) By collaborateurbataillesocialiste Article d’Anton Pannekoek paru dans le Western socialist en janvier 1948 [in english here […]

    J’aime

  2. From the Bottom Up (1996) « La Bataille socialiste Says:

    […] Notes de Baltimore datée de février 1996, ayant réuni avec une introduction trois textes d’Anton Pannekoek: Party and Class (1941), Strikes (1948) et Why Past Revolutionary Movements Have Failed (1940), […]

    J’aime

  3. Avec Maximilien Rubel… Combats pour Marx 1954–1996: une amitié, une lutte (Ngo Van) « La Bataille socialiste Says:

    […] Chausson, Van chez Jeumont- Schneider…) Maxime entretient une correspondance en Hollande avec Anton Pannekoek, Cajo, Canne Meijer, aux États-Unis avec Paul Mattick, Willy Kessler, Raya Dunayevskaya, Sydney […]

    J’aime

  4. Lire Les Conseils ouvriers « La Bataille socialiste Says:

    […] Anton Pannekoek, né en 1873 et mort en 1960, a accompagné de façon exceptionnelle, par son action militante et sa réflexion, le mouvement ouvrier de sa structuration en organisations à la fin du XIXe jusqu’aux orientations qu’il a prises dans la seconde moitié du XXe siècle, dans la période de l’affrontement entre les deux « blocs » [2]. Contemporain de Lénine et de Rosa Luxemburg, militant aux Pays-Bas, puis en Allemagne comme propagandiste du SPD de 1906 à 1914, il prit part aux mêmes débats qu’eux. Critique plus tôt qu’ils ne le furent de l’intégration des grands partis socialistes et des syndicats aux États nationaux, il rompt comme eux définitivement avec leurs directions en 1914. Des Pays-Bas, il reste en relation avec des opposants allemands, en particulier avec le groupe des communistes internationalistes de Brême (IKD). Participant à la révolution allemande de 1918 et aux affrontements qui la suivirent par des articles et des brochures, il est aux côtés de la majorité des militants du parti communiste allemand (KPD), exclus en 1919 pour leur opposition à la politique d’alliance de la direction, et qui forment en 1920 le KAPD. Cette politique parlementariste et syndicaliste de Paul Lévi et de la direction minoritaire est celle que veut imposer l’Internationale communiste ; dans La maladie infantile du communisme, Lénine dénonce les « gauchistes » qui s’y opposent, et en premier lieu ces communistes allemands, au nom desquels Herman Gorter répondra dans une Lettre ouverte au camarade Lénine [3]. Alors qu’il a soutenu la révolution bolchevik avec enthousiasme, Pannekoek s’en sépare pour les mêmes raisons qui l’ont opposé des années plus tôt aux majoritaires social-démocrates : dans les pays fortement industrialisés comme l’Allemagne, la révolution prolétarienne ne peut vaincre par l’intermédiaire de chefs, qu’ils soient parlementaires ou qu’ils exercent leur dictature par l’appareil d’État. Dans de tels pays, la centralisation entre les mains de l’État de tous les instruments de production prescrite par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste [4] est caduque, car elle priverait les ouvriers de la maîtrise de la production au profit d’une nouvelle couche dirigeante. Ce qui est compréhensible en Russie soviétique – que Pannekoek ne tardera pas à décrire comme un nouveau régime d’exploitation capitaliste – en raison de la faiblesse de la classe ouvrière est inacceptable là où elle constitue la majeure partie des producteurs. Partageant cette analyse, Otto Rühle écrira dès 1920 La révolution n’est pas une affaire de parti [5]. […]

    J’aime

  5. Pannekoek and Workers’ Councils « La Bataille socialiste Says:

    […] Pannekoek et les Conseils ouvriers (EDI, 1969), qui consistait en une sélection de textes d’Anton Pannekoek choisis, traduits et présentés par Serge Bricianer. Nous avions publié la critique par H. Chazé […]

    J’aime

  6. Pannekoek vs Bordiga: Plus ou moins de Lénine ? (Buick, 2004) « La Bataille socialiste Says:

    […] Anton Pannekoek (1873-1960) et le plus connu chez les anglophones, sa brochure Marxism & Darwinism ayant été traduite et publiée par Charles H. Kerr & C° avant la première guerre mondiale. Il est devenu un des principaux astronomes au monde et est l’auteur d’une Histoire de l’Astronomie appliquant la conception matérialiste de Marx de l’histoire. Son analyse de l’échec des bolcheviks était qu’ils avaient émasculé les soviets (ou conseils ouvriers, soviet signifiant conseil en russe) et instauré la loi de leur parti, devenant une nouvelle classe dirigeante sur les bases d’un capitalisme d’État. Il a relié cela par la suite au matérialisme grossier de Lénine dans Lénine philosophe. Pannekoek […]

    Aimé par 1 personne

  7. Quelques aspects du marxisme aujourd’hui (Souyri, 1970) « La Bataille socialiste Says:

    […] des œuvres les plus importantes de Boukharine, de Parvus, de D. de Léon, de Gorter, de Pannekoek, de Mattick, de Gramsci, de Bordiga, etc. — pour ne rien dire de Tougan-Baranovski, de Bogdanov […]

    J’aime

  8. La mort de René Lefeuvre (1988) « La Bataille socialiste Says:

    […] de la politique, que des essais plus en prise sur l’actualité et ses combats. Korsch, Pannekoek, Ciliga, Prudhommeaux, autant d’auteurs qui ne disent peut-être rien à bien des lecteurs, […]

    J’aime

  9. Le KAPD rétrospectivement (1969) « La Bataille socialiste Says:

    […] en Allemagne, apprit de lui la théorie révolutionnaire en travaillant au journal. En 1917, Anton Pannekoek et Herman Gorter défendaient la révolution russe. Quand les russes instituèrent un bureau […]

    J’aime

  10. [Anton Pannekoek, 1909] La destruction de la Nature – ★ infoLibertaire.net Says:

    […] Anton Pannekoek, La destruction de la nature, 1909. De nombreux écrits scientifiques se plaignent avec émotion de la destruction croissante des forêts. Or ce n’est pas seulement la joie que chaque amoureux de la nature éprouve pour la forêt qui doit être prise en compte. Il existe aussi d’importants intérêts matériels, voire des intérêts vitaux pour l’humanité. Avec la disparition des riches forêts, des pays connus dans l’Antiquité pour leur fertilité, densément peuplés, véritables greniers pour les grandes villes, sont devenus des déserts pierreux. La pluie n’y tombe que rarement, ou des pluies diluviennes dévastatrices emportent les minces couches d’humus qu’elle doit fertiliser. Là où la forêt des montagnes a été anéantie, les torrents alimentés par les pluies de l’été roulent d’énormes masses de pierres et de sable, qui dévastent les vallées alpines, déforestent et détruisent les villages dont les habitants sont innocents « du fait que le profit personnel et l’ignorance ont détruit la forêt dans les hautes vallées et la région des sources ».  « Intérêt personnel et ignorance » : les auteurs, qui décrivent avec éloquence ce désastre, ne s’attardent pas sur ses causes. Ils croient probablement qu’il suffit d’en souligner les conséquences pour remplacer l’ignorance par une meilleure compréhension et en annuler les effets. Ils ne voient pas qu’il s’agit d’un phénomène partiel, l’un des nombreux effets de nature similaire du capitalisme, ce mode de production qui est le stade suprême de la chasse au profit. Comment la France est-elle devenue un pays pauvre en forêts, au point d’importer chaque année des centaines de millions de francs de bois de l’étranger et de dépenser beaucoup plus pour atténuer par le reboisement les conséquences désastreuses de la déforestation des Alpes? Sous l’Ancien Régime, il y avait beaucoup de forêts domaniales. Mais la bourgeoisie, qui a pris les rênes de la Révolution française, ne voyait dans ces forêts domaniales qu’un instrument d’enrichissement privé. Les spéculateurs ont rasé trois millions d’hectares pour transformer le bois en or. L’avenir était le cadet de leurs soucis, seul comptait le profit immédiat. Pour le capitalisme, toutes les ressources naturelles ont la couleur de l’or. Plus il les exploite rapidement, plus le flux d’or s’accélère. L’existence d’un secteur privé a pour effet que chaque individu essaie de faire le plus de profit possible sans même penser un seul instant à l’intérêt de l’ensemble, celui de l’humanité. Par conséquent, chaque animal sauvage ayant une valeur monétaire, toute plante poussant à l’état sauvage et dégageant du profit est immédiatement l’objet d’une course à l’extermination. Les éléphants d’Afrique ont presque disparu victimes d’une chasse systématique pour leur ivoire. La situation est similaire pour les hévéas, qui sont victimes d’une économie prédatrice dans laquelle tout le monde ne fait que détruire les arbres sans en replanter de nouveaux. En Sibérie, on signale que les animaux à fourrure se raréfient de plus en plus en raison d’une chasse intensive et que les espèces les plus précieuses pourraient bientôt disparaître. Au Canada [1], de vastes forêts vierges sont réduites en cendres, non seulement par les colons qui veulent cultiver le sol, mais aussi par les «prospecteurs» à la recherche de gisements de minerai ; ceux-ci transforment les versants montagneux en roches dénudées pour avoir une meilleure vue d’ensemble du terrain. En Nouvelle-Guinée [2], un massacre d’oiseaux du paradis a été organisé afin de se plier à la lubie dispendieuse d’une milliardaire américaine. Les folies de la mode typiques d’un capitalisme gaspillant la plus-value ont déjà conduit à l’extermination d’espèces rares; les oiseaux de mer de la côte est-américaine n’ont dû leur survie qu’à la stricte intervention de l’État. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini. Mais les plantes et les animaux ne sont-ils pas là pour être utilisés par les humains à leurs propres fins ? Ici, nous laissons complètement de côté la question de la conservation de la nature telle qu’elle se poserait sans l’intervention humaine. Nous savons que les humains sont les maîtres de la terre et qu’ils transforment complètement la nature pour leurs besoins. Pour vivre, nous sommes complètement dépendants des forces de la nature et des richesses naturelles; nous devons les utiliser et les consommer. Ce n’est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la façon dont le capitalisme en fait usage. Un ordre social raisonnable devra utiliser les trésors de la nature mis à sa disposition de telle sorte que ce qui est consommé soit en même temps remplacé, en sorte que la société ne s’appauvrisse pas et puisse s’enrichir. Une économie fermée qui consomme une partie des semis de céréales s’appauvrit de plus en plus et doit infailliblement faire faillite. Tel est le mode de gestion du capitalisme. Cette économie qui ne pense pas à l’avenir ne fait que vivre dans l’instantanéité. Dans l’ordre économique actuel, la nature n’est pas au service de l’humanité, mais du Capital. Ce ne sont pas les besoins vestimentaires, alimentaires et culturels de l’humanité, mais l’appétit du Capital en profit, en or, qui régit la production. Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les néfastes conséquences de la déforestation pour l’agriculture, avec la destruction des animaux et des plantes utiles, apparaît au grand jour le caractère fini des réserves disponibles et la faillite de ce type d’économie. Roosevelt [3] reconnait cette faillite lorsqu’il veut convoquer une conférence internationale pour faire le point sur l’état des ressources naturelles encore disponibles et prendre des mesures pour prévenir leur gaspillage. Bien sûr, ce plan en soi est une fumisterie. L’État peut certes faire beaucoup pour empêcher l’impitoyable extermination d’espèces rares. Mais l’État capitaliste n’est après tout qu’un triste représentant du bien commun (Allgemenheit der Menschen). Il doit se plier aux intérêts essentiels du Capital. Le capitalisme est une économie décérébrée qui ne peut réguler ses actes par la conscience de leurs effets. Mais son caractère dévastateur ne découle pas de ce seul fait. Au cours des siècles passés, les êtres humains ont exploité la nature de manière insensée sans penser à l’avenir de l’humanité tout entière. Mais leur pouvoir était réduit. La nature était si vaste et si puissante qu’avec leurs faibles moyens techniques, ils ne pouvaient lui faire subir que d’exceptionnels dommages. Le capitalisme, en revanche, a remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques pour exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent des moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens de transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force gigantesque d’un corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe une puissance sans limite, il dévaste simultanément l’environnement dont  il vit de façon insensée. Seul le socialisme, qui peut donner à ce corps puissant conscience et action réfléchie, remplacera simultanément la dévastation de la nature par une économie raisonnable. Zeitungskorrespondenz n° 75, 10 Juli 1909, p. 1 et 2. Traduction et notes éditoriales : Ph. Bourrinet (8 juillet 2019). [1] La déforestation au Canada représente aujourd’hui la plus grande partie des forêts victimes de déforestation au niveau mondial. La forêt dite intacte y a diminué de 7,3 % entre 2000 et 2013. En 2014, le Canada arrivait au premier rang pour la destruction de forêt vierge au niveau mondial, devant la Russie et le Brésil : https://www.lapresse.ca/environnement/especes-menacees/201409/06/01-4797772-deforestation-le-canada-montre-du-doigt.php [2] La Nouvelle-Guinée en 1909 était aux mains des Pays-Bas, de l’Empire britannique (Australie) et de l’Allemagne. [3] Theodore Roosevelt (1858-1919), ancien chef de la police new-yorkaise, secrétaire à la marine, puis engagé volontaire en 1898 dans la guerre contre l’Espagne et Cuba, vice-président sous MacKinley (qui sera assassiné), est deux fois président des  États-Unis de 1901 à 1909. Sa présidence est notamment marquée, sur le plan international, par sa médiation dans la guerre russo-japonaise, qui lui vaut le prix Nobel de la paix et son soutien à la première conférence de La Haye en ayant recours à l’arbitrage pour résoudre un contentieux opposant les États-Unis au Mexique. Tout cela dans les intérêts bien compris de la puissance américaine. Sa politique impérialiste, dite du « Gros Bâton », puis le durcissement de la doctrine Monroe, permettent le contrôle total du canal de Panamá par l’État yankee. En politique intérieure, son mandat est marqué par une politique volontariste de « préservation des ressources naturelles » et par l’adoption de deux lois importantes sur la protection des consommateurs. Idéologiquement, il justifiera le massacre des Amérindiens par le capital yankee en le niant purement et simplement : « Aucune nation conquérante et colonisatrice n’a jamais traité les sauvages qui possédaient les terres à l’origine avec autant de générosité que les États-Unis » (The Winning of the West, Putnam, New York, 1889).  Lectures: 1 […]

    J’aime

  11. La destruction de la Nature – ★ infoLibertaire.net Says:

    […] Anton Pannekoek : La destruction de la nature, 1909.   […]

    J’aime

Laisser un commentaire