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Les socialistes et la campagne antisémite en Pologne en 1910: un épisode inédit

14 janvier 2014

Article de Georges Haupt et P. Korzec publié dans la Revue du Nord en 1975, sans les documents annexes.

En 1910, la Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPiL) considérablement affaiblie, devient l’objet de violentes attaques de la part des socialistes de droite et de certains groupes de « progressistes ». Parmi ceux- ci, Andrzej Niemojewski, homme de lettres connu, se distingue par une agressivité toute particulière. A sa campagne antisocialiste, il associe un antisémitisme virulent. Dès juin 1910, Rosa Luxemburg se propose de répondre à Niemojewski dans la revue de la SDKPiL, Trybuna 1. Or la campagne contre lui ne sera lancée qu’au mois d’août et se déroulera surtout dans les colonnes de Młot (le marteau), hebdomadaire légal publié à Varsovie qui succède à Trybuna interdit par la censure 2. Y prendront part non seulement les social-démocrates polonais et russes, mais aussi des dirigeants, impliqués par Niemojewski, des partis socialistes de France, d’Allemagne et d’Autriche, sollicités par Rosa Luxemburg ou Julian Marchlewski. Si au début, en septembre 1910. Rosa Luxemburg approuve la campagne, elle exprimera bien vite ses craintes qu’elle ne devienne obsessionnelle et recommande de la doser plus habilement (un article par numéro au lieu de trois) 3. Ainsi, elle consent à faire appel aux dirigeants de la Social-démocratie internationale mais conseille de se limiter à 4 ou 5 d’entre eux au lieu de mobiliser massivement les 10 à 12 personnages que proposa Léo Jogiches-Tyszka.

Il s’agit d’un épisode important et significatif que l’historiographie a néanmoins passé sous silence pour des raisons évidentes 4.D’abord, le sujet de l’antisémitisme polonais a toujours constitué en Pologne un tabou et ce indépendamment du système politico-social. Qui plus est, la polémique se déroule en polonais dans une publication dont il ne subsiste plus au monde que quelques exemplaires 5. Seule la lettre de Jaurès a été publiée à partir d’un manuscrit retrouvé dans les archives du Mouvement ouvrier suédois (Arbetarrorebens arkiv de Stockholm) dans les collections du vieux militant du Bund, Paul Olberg. Toutefois l’éditeur, se fondant sur des informations erronées d’Olberg, s’est trompé en ce qui concerne la date et la genèse de cette lettre 6.

Pour comprendre la toile de fond des problèmes considérés, il faudrait faire brièvement le point sur les forces politiques en présence dans le royaume de Pologne (Pologne russe) telles qu’elles se cristallisent à la fin du XIX° siècle, allant du parti bourgeois, nationaliste, la Démocratie nationale  (« Endecja ») au Parti socialiste polonais (PPS) et à la Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPiL), rivale du PPS. Dans la compétition entre le mouvement nationaliste et le mouvement socialiste ce sont  d’abord les tendances internationalistes qui l’emportent dans la société polonaise, et avant tout dans la jeunesse. Dans cette lutte concurrentielle entre les deux idéologies fondamentales, le mouvement socialiste polonais trouve un appui massif auprès des minorités nationales : juive et allemande, inquiètes du développement du nationalisme polonais. D’ailleurs le « Bound« , un des groupements révolutionnaires les plus puissants dans l’empire tsariste dans la première décennie du XX° siècle, est un partenaire privilégié du socialisme polonais.

Dès sa création, le mouvement socialiste polonais s’est scindé en deux : le PPS et la SDKP. Pour le parti majoritaire, le PPS, les slogans de libération nationale l’emportent sur les mots d’ordre de classe. La fraction de droite du parti, représentée par le groupe de Pilsudski, n’a au fond que peu de points communs avec le socialisme et apparaît plutôt comme un groupement caractéristique de l’intelligentsia radicale. D’ailleurs en 1906, à la suite du schisme survenu au sein du PPS, ce groupe s’est constitué en un parti indépendant sous le nom de PPS-Fraction révolutionnaire. Ses méthodes de lutte – expropriations, terreur individuelle – sont en quelque sorte apparentées à celle des socialistes révolutionnaires russes.

La physionomie politique de la SDKPiL est fondamentalement différente. Dotée d’un programme marxiste orthodoxe, internationaliste, intransigeante, animée par la croyance dans un effondrement proche du capitalisme et dans la victoire de la révolution prolétarienne, en particulier de la révolution en Russie, la direction de la SDKPiL combat tout particularisme national, notamment la lutte pour l’indépendance de la Pologne. Selon Rosa Luxemburg, ces tendances centrifuges affaiblissent le front commun de la lutte révolutionnaire pour le renversement du tsarisme. D’autre part, la solution des problèmes nationaux doit aller de pair avec celle des problèmes sociaux.

Rosa Luxemburg devient la cible des attaques du PPS et des nationalistes. Ils attribuent sa position sur l’indépendance de la Pologne à son origine juive, passant sous silence le fait que cette position est aussi celle d’autres dirigeants de la SDKPiL d’origine polonaise, voire noble, tels Marchlewski, Wesolowski ou Dzierzynski. En fait, la SDKPiL s’inscrit ainsi dans la tradition du premier parti révolutionnaire polonais, le « Prolétariat », cette position ayant été celle de Ludwik Warynski, pionnier et martyr du socialisme polonais.

L’effervescence politique considérable dans la société polonaise et l’influence croissante des partis socialistes ont fait des territoires polonais l’un des foyers de la lutte de classe et de la révolution de 1905-1907. Les mouvements de grèves à Varsovie et à Lodz atteignent et même dépassent, par leur ampleur, ceux des principaux centres révolutionnaires de Russie. C’est à Lodz qu’éclate en juin 1905 la première insurrection ouvrière armée de l’empire tsariste. A l’automne de 1905 l’administration tsariste est pratiquement paralysée dans certaines régions du royaume de Pologne.

L’étendue des luttes révolutionnaires aussi bien à la ville qu’à la campagne suscite des craintes sérieuses parmi les classes possédantes et influe de façon décisive sur l’attitude politique du camp conservateur. Le principal parti de droite,  la Démocratie nationale, créée à la fin du XIX° siècle comme un mouvement anti-tsariste pour l’indépendance, change ainsi de front à la suite des événements révolutionnaires. L’Endecja avance désormais la nécessité d’un accord avec le tsar et limite ses aspirations politiques à la revendication de l’autonomie politique du royaume de Pologne. Son idéologie subit les mutations consécutives à ce changement d’orientation. Après avoir été, à ses débuts, un parti nationaliste, il tombe, après la révolution, dans un chauvinisme extrême, qui se traduit dans la substitution du slogan traditionnel du mouvement polonais de libération « pour notre liberté et pour la vôtre » par celui d’ « égoïsme national » et d’antisémitisme sauvage, proclamé par Roman Dmowski, principal théoricien et chef de file du parti. Sans doute la participation massive des juifs au mouvement révolutionnaire a-t-elle influé sur ce revirement. Cependant ce sont des considérations politiques et tactiques qui exercent l’influence décisive. En changeant brutalement de front pour tenter de s’entendre avec le tsarisme, ennemi séculaire de la Pologne, l’Endecja se voit contrainte d’assigner à ses partisans de nouveaux objectifs et de lui donner de nouveaux adversaires. Ainsi l’ennemi principal, le danger majeur pour la nation polonaise, ce sont, selon Dmowski, les juifs. Ce sont eux qui, animés par des aspirations égoïstes et destructrices ont fait éclater la révolution et provoqué ainsi les malheurs qui en ont découlé. L’agitation antisémite débute de façon modérée, car les méthodes du gouvernement tsariste, celles des « Tchernaja Sotnia » (Centuries noirs), sont trop impopulaires dans la société polonaise ; cependant après l’échec de la révolution, elle prend des proportions de plus en plus considérables. Dans les années de la « réaction stolypinienne », l’Endecja remplace remplace ouvertement les anciens slogans de lutte contre la Russie, par celui de la guerre entre Polonais et juifs.

Dans le contexte de la terreur post-révolutionnaire où les partis socialistes sont démantelés et contraints de passer à la clandestinité, on assiste à un phénomène d’effondrement psychologique de la société polonaise. Le pessimisme et l’absence de foi dans la possibilité de réaliser des changements politiques fondamentaux entraînent un regain d’intérêt pour les problèmes plus terre à terre, les problèmes économiques. L’étal et l’atelier juif deviennent une cible concrète, plus tangible que les principes d’indépendance ou de métamorphoses sociales. Ainsi les revues de l’Endecja, et en particulier la « Gazette du matin – Deux grosches », spécialement créée dans ce but, accentuent quotidiennement la campagne antisémite appelant à boycotter les entreprises juives.

Les succès faciles obtenus par la Démocratie nationale, grâce au moyen « miraculeux » que s’est avéré être l’antisémitisme, inquiètent ses concurrents politiques. L’attrait de cette astuce politique est tel que d’autres milieux politiques, que leur idéologie n’y prédestine pas, n’hésitent pas à y avoir recours. En 1905, dans la vague des événements révolutionnaires à Varsovie, est apparu un nouveau groupe politique : le Parti progressiste-démocrate. Il se veut bourgeois et libéral, et l’objectif de son créateur et leader Aleksander Swietochowski, écrivain éminent et ancien théoricien du positivisme polonais, est d’en faire une « troisième force », susceptible d’arbitrer les conflits entre les deux camps politiques antagonistes.

Le Parti progressiste-démocrate est entré dès le début de son existence en conflit aigu avec les cercles conservateurs, et surtout avec la Démocratie nationale. Cette dernière, qui était jusqu’en 1905 quasiment le seul représentant des milieux polonais possédants et de la petite bourgeoisie, craint non sans raison qu’apparaisse l’homologue polonais du puissant parti russe des Constitutionnels démocrates « Cadets », parti qui menace de réduire son influence dans les milieux bourgeois plus progressistes, notamment au sein de l’intelligentsia. Et, en effet, les « progressistes » comblent peu à peu le vide entre les groupements révolutionnaires et le nationalisme de la Démocratie nationale. De nombreux représentants de la bourgeoisie moyenne et de l’intelligentsia et, avant tout, des intellectuels d’origine juive assimilés affluent dans le nouveau parti.

L’Endecja se lance dans une violente campagne stigmatisant les « progressistes », les traitant de « cosmopolites dépourvus de sentiments nationaux », de « serviteur des juifs », etc. Alexander Swietochowski, lui-même, n’est pas épargné lorsqu’il se présente aux élections à la II° Douma nationale à Varsovie en 1907.

 Dans ces conditions d’anéantissement quasi total du mouvement ouvrier le Parti légal progressiste-démocrate, et surtout son organisation culturelle « Association culturelle polonaise » (TKP), connaît l’affluence d’éléments intellectuels radicaux, politiquement proches du PPS. Ainsi on pourrait citer des personnalités telles que Ludwik Krzywicki (sociologue éminent), Stefania Sempolowska, Stanislaw Patek, etc. Jusqu’alors pour ainsi dire le directeur au sein du parti qu’il a créé, Swietochowski, jaloux de son influence, s’oppose de plus en plus nettement à l’aile gauche de son parti. Ce sont les cours d’instruction publique organisés en yiddisch par la section IV du TKP (de gauche), pour les ouvriers juifs, qui apparaissent comme la cause directe du conflit. En quelques mois, Swietochowski et ses plus proches partisans changent d’attitude politique et adoptent des positions violemment anti-socialistes et antisémites.

Quant à un autre radical polonais, Andrzej Niemojewski, qui nous intéresse tout particulièrement dans ce débat, son évolution est plus orageuse et plus surprenante encore. Ecrivain, brillant journaliste, spécialiste des religions et libre penseur « frondeur », il appartenait en 1905 avec d’autres écrivains (Zeromski, Strug, Berent), à l’élite intellectuelle proche des milieux révolutionnaires. Il fut lors d’un meeting en 1904 l’un des instigateurs du Parti démocrate-progressiste. Après le début de la révolution, il avait fondé à Lwow le mensuel « Kuznica » (La forge), revue progressiste exprimant en fait les positions des libéraux « de gauche ». En 1906 il entreprend de publier à Varsovie la revue « Mysl Niepodlegla » (Pensée indépendante), d’inspiration libre penseur. L’athéisme, le rationalisme et l’anticléricalisme acharné, qui apparaissent dans les colonnes de « Mysl Niepodlegla » rendent Niemojewski et sa revue fort populaires dans les milieux radicaux de l’intelligentsia ainsi qu’auprès des ouvriers socialistes.

Le choc est donc d’autant plus grand lorsqu’après l’échec de la révolution, Niemojewski change de ton « Mysl Niepodlegla » devient la tribune d’un antisémitisme violent. Il écrit notamment un pamphlet antijuif virulent intitulé « De l’âme juive à la lumière du Talmud ». Pour étayer ses thèses à coloration scientifique, il invoque la brochure de Karl Marx sur la question juive, qui se prête effectivement à des généralisations et à des extrapolations dont Niemojewski ne se prive guère. Il cite également à l’appui de ses thèses Karl Kautsky, Lassalle, Mehring et d’autres dirigeants et théoriciens du socialisme. Dans sa lutte contre le mouvement socialiste polonais, Niemojewski cherche à souligner sa dégénérescence et son caractère antinational en lui opposant l’exemple des partis socialistes d’Europe occidentale et de leurs leaders. Dans le cadre de la contre-révolution qui succède à l’effervescence révolutionnaire, alors que les milieux de gauche sont pratiquement condamnés au silence, l’activité de Niemojewski a un impact sur les masses ouvrières qui, récemment encore, adhéraient aux idées socialistes. Ce revirement de Niemojewski est si choquant que souvent on a peine à croire dans l’opinion publique qu’il s’agit de ce même homme qui, il y a si peu de temps, célébrait la révolution dans ses poèmes et dans ses écrits. Un militant de la Social-démocratie, qui n’est nullement dupe, écrit ironiquement dans une lettre ouverte à Niemojewski: « Si à la tête de « Mysl Niepodlegla » il y a bien un certain A. Niemojewski, si ce n’est pas un personnage fictif mais votre homonyme, vous ne devriez pas le passer sous silence. Reniez-le, Monsieur, dissociez-vous de lui, afin que votre nom d’homme de lettres honnête, de chantre de la misère du peuple ne soit confondu par personne avec le nom infâme d’un rédacteur d’une revue appelant aux progromes. Autrement, il y aura bien des gens pour penser que l’illustre poète du peuple polonais, Andrzej Niemojewski, est bien devenu le chef d’une bande de la « Tchernaja Sotnia… » 7.

Les milieux progressistes et socialistes polonais sont pris au dépourvu par cette offensive violente du nationalisme et de l’antisémitisme. Dans les revues de la SDKPiL et du PPS-Lewica (de gauche) la polémique fait rage. Les représentants les plus marquants de l’intelligentsia polonaise expriment leur désapprobation à l’égard de cette campagne antisémite menée à leur sens dans le style de la « Tchernaja Sotnia » 8.

Nombre d’entre eux quittent les rangs du Parti démocrate progressiste 9, en signe de protestation.

« Les juifs pénètrent chez nos ouvriers pour les pousser à considérer le socialisme comme l’équivalent de la haine pour leur pays… écrit Niemojewski. Rosa Luxemburg et ses amis intoxiquent les ouvriers de leurs élucubrations (…) Le travail diabolique de destruction qu’ont entrepris les juifs, sous couvert de vouloir défendre la classe ouvrière, n’est finalement rien moins que le meurtre de la Pologne ; comme tous les juifs haïssent ceux qui ne le sont pas, les Social-démocrates de Rosa Luxemburg haïssent passionnément la Pologne » 10.

Ce contexte explique pourquoi Rosa Luxemburg, si indifférente par ailleurs au problème juif, se lance dans une polémique contre Niemojewski et orchestre la contre-attaque. On comprend aussi l’importance que peut revêtir pour le mouvement socialiste polonais une prise de position des dirigeants des partis socialistes français et allemand qui jouissent d’une énorme autorité morale ; elle peut contribuer à mettre fin à la désorientation et enrayer l’impact de la vague d’antisémitisme sur les masses.

Rosa Luxemburg propose de faire appel à Jaurès, Bebel, Vandervelde et Bauer. « C’est une preuve suffisante (à part le Vorwarts) 12 du soutien de l’Internationale ; à quoi bon dévoiler le système ? Je pense aussi qu’un article ou une lettre de K. Kaustky seraient une bonne chose… K. Kautsky ne refusera certainement pas. Julek (Marchlewski) peut lui expliquer la situation et cela risque de gâcher sérieusement les calculs des Haecker, etc. 13 qui voudraient profiter de ma querelle avec K. Kautsky. Moi, je n’en suis nullement gênée car je n’identifie pas mes comptes personnels avec le parti. »

Pour Otto Bauer également, elle demande que ce soit Julian Marchlewski qui intervienne 15. C’est Jean Jaurès qui répond le premier à l’appel de Rosa Luxemburg. Dans une lettre concise du 11 octobre 1910, il souligne les analogies dans la situation et dans les méthodes utilisées par les adversaires du socialisme en France et en Pologne : « Nous avons vu, nous Français, au temps du nationalisme et dans la crise de l’affaire Dreyfus, à quelles ignominies, à quel déchaînement dangereux de la réaction pouvaient conduite le pseudo-patriotisme et la sauvagerie de l’antisémitisme.

Toute tentative pour opposer aux socialistes polonais les passions antisémites provoquerait en France la réprobation non seulement des prolétaires socialistes, mais de tous les républicains, de tous les libres penseurs véritables, qui n’ont pas oublié les leçons de la crise que nous avons traversée. Ce n’est point par ces procédés que pourront être préparées les conditions d’un sérieux effort de libération »

Deux semaines plus tard, Mlot publie la lettre ouverte d’August Bebel 17 qui pour l’essentiel concorde avec celle de Jaurès. Il intervient peu sur le fond, sur le problème de l’antisémitisme sur lequel il s’était prononcé longuement au congrès de Cologne du SPD en 1893, intervention parue ultérieurement sous forme de brochure 18. Ce qu’il récuse avant tout, c’est la tentative pour renvoyer dos à dos social-démocrates polonais et occidentaux et briser ainsi la solidarité internationale qu’il s’empresse de réaffirmer. Il y voit la tactique éprouvée des libéraux qui en Pologne ont recours à l’arme inattendue de l’antisémitisme qu’il considère plus comme un moyen pour discréditer la social-démocratie polonaise que comme une fin, auquel il accorde par conséquent une importance subordonnée.

A la fois par son volume et par sa teneur, la lettre ouverte de Franz Mehring est une mise au point essentielle 19. Kautsky malade ne pouvant répondre, bien qu’il ait été cité tout autant que Mehring par A. Niemojewski comme témoin à charge, Mehring prend sur lui, en tant qu’historien le plus autorisé de Marx, de situer le point de vue du socialisme et plus particulièrement du marxisme dans son véritable éclairage, et surtout de remettre en contexte les prises de position de Marx et de Lassalle sur la question juive. Il rappelle ainsi que la discussion entre Marx et Bruno Bauer dont est issue la célèbre brochure de Marx s’est déroulée dans les années 40  du siècle dernier, à une époque où ils étaient tous deux encore des disciples de Hegel. A l’origine de ce débat se situe la contradiction entre l’oppression exercée en Prusse contre certains juifs et la tolérance, les faveurs dont jouissent certains autres, la protection accordée par Frédéric-Guillaume IV au capital juif. Alors que Bruno Bauer s’enlise dans les contradictions religieuses, restant dans le domaine de la théologie, Marx insiste sur l’aspect social que revêtent les problèmes religieux. Il déduit du développement social la nécessité de l’émancipation des juifs. Mais il ne voit dans l’émancipation politique que la première étape d’une émancipation globale, examine les caractéristiques spécifiques des juifs et en conclut que le développement historique a fait d’eux, bon gré mal gré, « les représentants de la puissance de l’argent et par là même un élément anti-social. » Au terme de ce débat, la position de Marx apparaît comme plus nuancée que ne la présente A. Niemojewski. Marx se refuse à condamner ou à magnifier les juifs en bloc, il invite plutôt à étudier quel a été leur rôle dans l’histoire. « En un mot, conclut Mehring, le marxisme adopte envers les juifs une position tout à fait dépourvue de préjugés ; il est aussi loin de l’antisémitisme que du philo- sémitisme … »

Ce n’est pas dans Mlot mais dans la revue théorique social-démocrate der Kampf qu’Otto Bauer, l’un des dirigeants de la Social-démocratie autrichienne répond à A. Niemojewski dans un article intitulé « Socialisme et antisémitisme » 20.

Bauer proteste contre l’utilisation qui est faite de son nom et de son livre, La Social-démocratie et la question des nationalités  paru en 1907 et qui comporte en effet un chapitre sur les juifs. C’est à contre-cœur qu’il entame la polémique avec Niemojewski auquel il reproche de connaître mal et la Social-démocratie autrichienne et son livre. Sa réticence a pour cause deux ambiguïtés qu’il n’est pas en mesure de dissiper : 1) « entre la camarade Luxemburg et moi- même – le libre penseur polonais compare ses écrits à mon livre – il y a eu en effet des divergences d’opinion sur certains problèmes du socialisme… »; 2) « Ces mêmes arguments qu’utilise N. Niemojewski interviennent également dans la polémique du « Parti socialiste polonais » contre « la Social-démocratie du royaume de Pologne » et ont déjà pénétré, à partir de cette polémique de fractions au sein du socialisme polonais en Russie, dans la presse du parti de Galicie. » Ses craintes sont avant tout fondées sur la situation de la Social-démocratie autrichienne qui traverse la crise du séparatisme tchèque et sur le risque d’épidémie que fait courir au socialisme de Galicie l’accentuation du nationalisme juif, catalysée par l’antisémitisme.

D’une étude comparative brève et concise de l’antisémitisme en Europe occidentale – « rien d’autre que la première expression naïve de l’anticapitalisme » – et en Europe centrale et orientale – « un nationalisme qui sépare les ouvriers », il déduit la position différenciée que doit adopter le socialisme selon le phénomène auquel il est confronté : « remplacer la lutte petite-bourgeoise contre le capital juif par la lutte prolétarienne contre le capital en général » d’une part, « lutter tout autant contre l’antisémitisme qui d’une part, « lutter tout autant contre l’antisémitisme qui exclut les prolétaires juifs que contre le nationalisme juif qui cherche à les séparer de leurs frères slaves  », d’autre part. Par son article,  Bauer se situe au cœur même de la problématique, comme le prouve la réaction suscitée par l’intervention de ses leaders des partis socialistes occidentaux dans les « affaires intérieures polonaises » dans le PPS-Fraction révolutionnaire dirigé par Josef Pilsudski.

Les idées et la physionomie politique de ce parti se reflètent dans la réponse de Tytus Filipowicz, un des plus proches collaborateurs de Pilsudski, à la lettre de Jaurès. Dans sa « lettre ouverte » à Jean Jaurès /annexe nr. 1/, Filipowicz écarte rapidement le problème de l’antisémitisme et par-là même minimise apparemment l’importance de cette question en Pologne cherchant avant tout à disqualifier le parti de Rosa Luxemburg et la revue « Mlot » aux yeux des des socialistes occidentaux. Il va si loin dans son idéologie qu’il n’hésite pas à accuser la SDKPiL de collaboration avec la bourgeoisie polonaise et de régime tsariste. Au même moment, le Comité étranger du PPS publie en français et en allemand un tract /annexe nr. 2/ qui voit dans l’appui moral manifesté à la SDKPiL une intention de nuire au mouvement socialiste polonais. Rappelons que ces événements se situent juste après le VII° Congrès de la II° Internationale à Copenhague, auquel ont participé les deux groupements en lice.

Pour protester contre cette campagne de dénigrement et d’accusations graves, du PPS-Fraction révolutionnaire, Rosa Luxemburg rédige une note pour le Vorwarts qui sera publiée avec des modifications essentielles 22. Ainsi, l’article écrit par elle s’achève en ces termes : « Et si un tel journal est dénoncé par-derrière, à l’étranger, comme  » contre-révolutionnaire « , c’est là une excroissance ahurissante de la haine politique, à tel point que les gens raisonnables ne peuvent que hausser les épaules », alors que la rédaction du Vorwarts les remplace par le passage suivant : « Un journal ouvrier qui défend les intérêts prolétariens et le marxisme dans une lutte difficile et lourde de sacrifices, qui est devenu la cible d’une campagne haineuse de la part de toute la presse bourgeoise en Pologne ne mérite vraiment pas d’être dénoncé par-derrière, à l’étranger comme un journal « contre-révolutionnaire » » 23.

Au même moment, Mlot est interdit par la censure et cesse de paraître. C’est Julian Marchlewski qui l’annonce dans le Vorwarts 24.

Les deux documents ici présentés revêtent une importance accrue à la lumière du développement ultérieur de la vie politique polonaise où a d’abord triomphé le parti de Pilsudski pour céder la place, après la Seconde Guerre mondiale à un régime qui revendique la tradition de la SDKPiL. Et même dans des conditions socio-politiques fondamentalement bouleversées, le débat n’a rien perdu de son actualité, la façon dont il a été escamoté par l’historiographie étant en elle-même fort éloquente.

G. HAUPT Directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et P. KORZEC Ancien professeur à l’université de Lodz, Chargé de recherches au C.N.R.S.

Luxemburg (6)

Notes

1. Cf. Rosa Luksemburg, List y do Leona Joglchesa- Tysiki, présentées par Feliks Tych., vol. III, Varsovie, 1971. p. 123. Pour l’étude générale de la Pologne, cf. A. Gieysztor et collab., Histoire de Pologne, Varsovie, 1971.

2. Mlot (Le marteau) , revue sociale, politique et littéraire. Organe légal de la SDKPiL à Varsovie. 18 numéros parus. Le rédacteur de fait de Mlot était Léo Jogiches- Tyszka qui résidait alors à Berlin. Parmi les auteurs et collaborateurs de cette revue, on trouve Rosa Luxemburg, Karl Radek, Adolf Warski, etc.

3. Listy… pp. 172-179.

4. On doit à Edmund Silberner de nombreux travaux sur la position des socialistes face à la question Juive et notamment une bibliographie :  Western European Socialism and the Jewish Problem.

5. Dans la présente publication, nous avons utilisé l’exemplaire de Mlot conservé dans les collections de l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam.

6. M.J., « Un Inédit de Jaurès sur l’antisémitisme », Bulletin de la société d’études jauressiennes, N° 4, Janvier- février 1962.

7. Mlot N° 18, 3 décembre 1910. L’auteur de cette lettre ouverte était Grigorij Aleksinskij, social-démocrate russe, député des ouvriers de Saint-Pétersbourg à la II° Douma. Il signait du pseudonyme de Gregor.

8. A protesté également, entre autres, contre la campagne antisémite Wladyslaw Mickiewlcz, le fils du grand poète polonais, dans une lettre à Attilio Beguey. Cette lettre a été publiée dans le livre de Beguey : André Towianski et Israël, Rome, 1912. Elle provoqua la réaction de la droite polonaise.

9. Cf. La question juive en Pologne. Enquête précédée d’une Introduction par Gabriel Séailles, Paris, 1915.

10. Mysl Niepodlegla, N° 153, novembre 1910, p. 1599. Cité d’après J.-P. Nettl, La vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, I, Paris, Maspero, 1972, p. 90, note 56.

11. Elle Intervient elle-même à deux reprises : « Robotnicy a kultura narodowa » (les ouvriers et la culture nationale), Mlot, 15 octobre 1910, N° 11, pp. 7-9 et « Pozegnamie z Niemojewskim » (Les adieux à Niemojewskim), Mlot, 3 décembre 1910, N° 18.

12. « Freidenkertum und Sozialdemokratie », Vorwärts, 279-1910, N° 228, pp. 1-2.

13. S. Haecker, l’un des dirigeants du parti socialiste de Galicie, un des adversaires de Rosa Luxemburg depuis toujours.

14. La rupture politique entre Karl Kautsky et Rosa Luxemburg venait de se produire et le débat sur la stratégie (de lutte ou d’usure) faisait rage entre eux.

15. Cf. Lisky..., pp. 177-178.

16. M.J. et note 6. Les 5 mots entre crochets, non déchiffrés par M.J. dans l’original ont été reconstitués par nos soins à partir du texte polonais publié dans Mlot, N° 12, 22 octobre 1910.

17. Lettre d’August Bebel aux rédacteurs de Mlot sur la question de la campagne antisémite et anti-socialiste de la presse bourgeoise polonaise, Mlot, N° 14. 5 novembre 1910. La photocopie du texte allemand est conservée dans les archives de l’Institut d’histoire du parti à Varsovie. « J’espère que la classe ouvrière ne se laissera pas abuser par cette supercherie grossière » écrit Bebel. « Les « progressistes » méritent le mépris de tout honnête homme ».

18. A. Bebel, Socialdemokratie und Antisemitismus, Rede … auf dem IV. Parteitag der Sozialdemokratischen Partei zu Köln a. Rh. Nebst einem Sachtrag, Berlin, 1894.

19. Réponse de Franz Mehring aux articles d’Andrzej Niemojewski sur la question Juive, Mlot, N° 15, 12 novembre 1910.

20. Otto Bauer, « Sozialismus und Antisemltismus », Der Kampf, 1-11-1910, IV, Heft 2, pp. 94-95. Cet article a également été décrit dans Mlot du 19 novembre 1910, dans une note intitulée « Otto Bauer sur l’antisémitisme et l’internationalisme ». La photocopie de la réponse d’Otto Bauer est conservée dans les archives de l’Institut d’histoire du parti à Varsovie.

21. Otto Bauer, Die Nationalitätenfrage und die Sozial-demokratie, Vienne,Volksbuchhandung, 1907, 576 p. (Marc Studien II).

22. « Befremdende Kampfmethoden », Vorwarts, 14-12-1910, p. 3.

23 Luise Kautsky écrivit d’ailleurs à Rosa Luxemburg à ce propos : « La fin est si incroyable que nous avons tous hoché la tête ». Cf. Listy.., pp. 194 195.

24. J.M., « Die Unterdrûckung des  » Mlot  » », Vorwärts. 20-12-1910, N° 197, p. 3.

 

Poland 1980-1982: Class struggle and the crisis of capital (Henri Simon, 1982)

20 avril 2012

Le site Libcom a mis en ligne le texte en anglais de la brochure Pologne 1980-82, Lutte de Classes et Crise du Capital d’Henri Simon publié par Red & Black en 1985. La numérisation étant à des formats inhabituels (cf. ici), nous en proposons une version pdf. La version française est toujours disponible chez Spartacus (7 euros port compris).

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Du même auteur:

La bonne vieille lutte des classes (D. Saint-James, 1980)

3 avril 2009

Ce qui se passe en Pologne soulève l’intérêt et l’émotion et engendre, comme il fallait s’y attendre, toute une littérature. Le Monde s’en est fait largement l’écho, y a consacre bien des colonnes et même des pages entières de sa rubrique « Idées ».

Tous ces articles brodent sur un même thème : la contradiction fondamentale d’un État socialiste (c’est à dire d’un État où, par définition, les ouvriers sont au pouvoir) devant faire face à des révoltes ouvrières.

Cette contradiction n’est qu’apparente. Elle repose sur un simple fétichisme des mots.

Suffit-il en effet, qu’un État se proclame « socialiste » ou « communiste » pour que le prolétariat y soit réellement victorieux ? Au lieu de répondre par l’affirmative et de s’arrêter ainsi simplement aux mots, mieux vaudrait examiner la structure des États socialistes pour voir de quoi il retourne réellement.

Constatons d’abord qu’aujourd’hui le mot « socialisme » est mis à toutes les sauces. Amin Dada, lui-même, ne s’est-il pas proclame socialiste ? Visiblement, personne n’a trouvé à y redire. Cela vient de ce que le fond commun a toutes ces sauces c’est que socialisme égale toute-puissance de l’État. Là où cela se gâte, c’est quand on en vient à affirmer que toute-puissance de l’État est synonyme de toute-puissance du peuple.

Si, en revanche, on veut s’en tenir à la définition du mot socialisme héritée du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire l’émancipation des travailleurs (en majorité, industriels), le tableau change. Mieux vaut d’ailleurs, à ce moment, n’envisager que le cas de l’U.R.S.S. et de ses satellites européens, car parler du règne du prolétariat industriel dans tel ou tel pays africain où il est inexistant (voire en Chine où il est ultra-minoritaire en nombre) est simplement ridicule.

Qui dit salariat dit capital
En U.R.S.S., et aussi en Pologne, l’industrie moderne est suffisamment développée pour que la notion de socialisme, au sens rappelé ci-dessus, puisse avoir quelque signification. Or que constatons-nous ?

Dans ces pays, les ouvriers sont employés dans des usines. Ils y exécutent un travail et pour cela ils reçoivent un salaire. Ils n’ont aucun droit de décider eux-mêmes du sens et des buts de leur travail et ils n’ont guère le moyen de peser sur le niveau de leurs salaires : dans l’un comme dans l’autre cas, pas plus et plutôt moins que leurs homologues occidentaux. Autrement dit, les ouvriers fournissent leur force de travail qui leur est payée. C’est la définition même du salariat, si l’on en croit un auteur qu’il est de bon ton de décrier aujourd’hui : Marx. Or, toujours selon ce même auteur, qui dit salariat dit capital. L’un ne va jamais sans l’autre. Autrement dit, les États socialistes, du simple point de vue des catégories marxiennes, sont en fait des États capitalistes.

Mais, dira-t-on, ce ne sont pas des États capitalistes puisque le capitalisme, c’est la propriété privée des moyens de production. Cette objection sans cesse soulevée ne résiste pas a l’examen, car le capitalisme, c’est, tout simplement, dans un pays industrialisé, le fait que la domination des moyens de production échappe aux producteurs réels de la richesse sociale. La structure juridique de la propriété de ces moyens, importante sans doute pour caractériser un régime donne, est secondaire de ce point de vue.

L’appropriation du sur-travail
L’État n’est pas une abstraction pure. Il a ses fonctionnaires de tout grade. Il est clair que, comme dans les grands trusts occidentaux, ce sont les fonctionnaires les plus hauts placés et leurs représentants politiques, bref ce qu’on désigne ordinairement sous le nom de bureaucratie, qui décident de tout en général et de l’économie et de la production en particulier. Ils exercent le pouvoir.

Soit, dira-t-on, mais quelle importance si cet exercice du pouvoir se fait au profit du plus grand nombre ? N’est-ce pas là alors du socialisme ?

Chacun sait qu’en U.R.S.S, l’éventail des salaires est un des plus larges qui soient au monde, mais on sait aussi que les avantages des hauts placés ne se bornent pas aux hauts revenus salariaux : il y a les avantages en nature de toute sorte.

Or tous ces avantages, revenus, etc., ne tombent pas du ciel. Ils proviennent tout simplement du travail des producteurs de base, tout comme ici. Autrement dit tous ces haut-placés s’approprient du sur-travail. Ils constituent donc la classe dominante et exploiteuse, l’équivalent, de notre bourgeoisie.

Il peut paraître sans intérêt de vouloir transformer l’expression État socialiste en capitalisme d’État. Après tout, les mots n’ont que le sens que l’on s’accorde à leur donner. L’ennui vient quand on prétend leur en donner plusieurs opposés. On peut décider qu’à partir de demain la couleur bleue sera désignée par le mot « rouge » sans rien changer par ailleurs. II est sûr que si on fait cela on aura quelques problèmes pour décrire un tableau même si on utilise l’expression « rouge réel » pour designer… le bleu, tout comme on parle de socialisme réel pour designer l’U.R.S.S. et son système d’exploitation de l’homme par l’homme.

Pourtant il y a beaucoup de raisons qui empêchent tout un chacun de revenir à un vocabulaire plus précis. J’en citerai trois :

1) En U.R.S.S. et en Pologne, on voit bien l’intérêt de la classe dominante de maintenir la fiction d’un État socialiste présenté comme le paradis. Au fond, son affirmation, si elle est en apparence plus grossière, est de même nature que celle des classes dominantes occidentales qui prétendent que le menu peuple est au pouvoir par l’intermédiaire des élections libres du Parlement ou du président de la République.

2) Pour beaucoup de gens, dits de droite, en Occident, maintenir la fiction d’États socialistes à l’Est est utile pour agiter l’épouvantail d’une détérioration de la situation devant ceux qui voudraient voir changer la société occidentale. Comme chacun sait, le goulag est au bout du chemin.

3) Pour beaucoup de ceux qui, ici, voudraient se débarrasser d’une société, où, pour parler comme Giscard d’Estaing, l’égalité et la fraternité ne sont pas pleinement réalisées, se retrouver sans modelé « globalement positif » semble un traumatisme insurmontable.

Mais la réalité est plus forte que toutes les volontés de masquer les choses. Ce qui se passe en Pologne, comme ce qui s’est déjà passé au-delà du rideau de fer, est tout à fait clair, loin d’être contradictoire ou incompréhensible : c’est la bonne vieille lutte de classes qui refait surface. Voila ce bon vieux prolétariat, auquel plus d’un est prêt à dire un adieu précipité, qui se réveille et montre les dents. Il est possible, voire probable, que certaines de ses exigences, comme par exemple des syndicats libres ou un peu plus de démocratie, ne soient pas pour déplaire à certains membres de la classe dominante polonaise ou soviétique. Après tout elle n’est pas plus homogène que celle d’Occident.

Le genre d’idées exposées ci-dessus est loin d’être original ou neuf. Sauf erreur, c’est dès 1919 que certains reconnurent dans la Russie révolutionnaire un État où régnait l’exploitation de l’homme par l’homme. Il est vrai que ces gens étaient des gauchistes, comme on dit aujourd’hui, et tout le monde sait que les gauchistes sont des fous incapables d’avoir une vision cohérente et sensée de quoi que ce soit. Mais si on s’intéresse au cas particulier de l’U.R.S.S. et autres, il semble bien qu’ils aient vu juste avant tout le monde et qu’ils continuent. Discuter de priorité n’a pas grand sens et est, quand il s’agit du malheur d’hommes, quelque peu déplacé. Reste néanmoins une certaine manière d’envisager les choses qui sort du galimatias habituel. Mais est-ce les médias et autres grands moyens de diffusion ont un intérêt quelconque à la faire connaître ?

(Le Monde, 2 décembre 1980).

Note:

Grévistes à Gdansk en 1980

Grévistes à Gdansk en 1980

Ce texte est disponible en anglais: The good old class struggle .

Voir aussi:

La Lutte des Classes en Pologne (Socialisme Mondial, 1977)

2 avril 2009

L’année dernière des grèves et émeutes se sont déclenchées dans de nombreuses villes de la Pologne, après l’annonce, fin juin, d’une considérable hausse du prix de la nourriture. La gouvernement a été forcé d’abandonner ses propositions, tout comme l’avait été le gouvernement précédent vers la fin de 1970 à cause de grèves et d’émeutes, commencées par les dockers et ouvriers du chantier naval de Gdansk (Danzig) et au cours desquelles la police avait tiré sur les grévistes en tuant au moins six. Les grèves de 1970 avaient conduit en fait à un changement de leadership du Parti Communiste : l’actuel chef du parti, Gierek, remplaçant Gomulka qui lui aussi arriva au pouvoir à la suite de grèves et d’émeutes en 1956 à Poznanie ou la police avait tué 38 ouvriers.

Ainsi, la classe travailleuse polonaise a une histoire de résistance contre les tentatives des dirigeants du capitalisme d’Etat polonais de réduire leur niveau de vie. Si cette résistance a pris la forme non seulement de grèves mais aussi d’émeutes et de pillages, c’est en partie parce qu’il n’y a pas de syndicats indépendants en Pologne, les organisations qui sa disent « syndicats » n’étant simplement que des agences gouvernementales destinées à discipliner les ouvriers et à les faire travailler plus dur.

Ces grèves polonaises montrant clairement que même dans les pays du capitalisme d’État, dirigés par un Parti Communiste dictatorial, la lutte de la classe ouvrière contre ses exploiteurs ne peut être réprimée ; car l’idée que l’exploitation de la classe ouvrière a été abolie et que le socialisme a été établi en Pologne ainsi que prétend le gouvernement, est un mythe sans fondation. Les ouvriers sont exploités par une minorité privilégiée qui monopolise l’utilisation des moyens de production en contrôlant en dictature l’appareil gouvernemental tout autant que les capitalistes privés des états occidentaux.

Une hausse du prix des denrées alimentaires sans une augmentation compensatrice des salaires signifie bien entendu une réduction du niveau de vie et c’est pour empêcher une talle réduction que les ouvriers polonais se sont mis en grève. A présent ils ont forcé le gouvernement à céder, mais le gouvernement n’a pas renoncé à ses plans destinés à abaisser le niveau de vie. Il n’a fait que les renvoyer à plus tard et maintenant s’active pour trouver d’autres moyens d’achever ce but – propagande, étalement des augmentations sur une plus longue période, etc.

Le gouvernement n’aucun choix à cet égard car la crise mondiale a eu pour conséquence en Pologne un grave déficit commercial. Les exportations ont diminuées, les prix des produits importés ont augmenté, extorquant ainsi les profits des entreprises nationalisées du pays, la source des revenus alimentant à la fois l’accumulation du capital et la consommation privilégiée de la classe dirigeante polonaise. Le journal britannique The Times du 26 juin s’exprime ainsi à ce sujet :

« La hausse des prix est devenue une nécessité économique. Depuis 1970 les salaires réels ont augmenté d’environ 7% chaque année, alors que le prix des denrées alimentaires a été artificiellement gelé. Au même moment, l’inflation mondiale forçait les portes de la Pologne. Les subventions du gouvernement destinées à protéger le consommateur ont atteint des proportions énormes et sont devenues un trop gros embarras d’autant plus que la Pologne doit à tout prix s’acquitter de ses lourdes dettes envers des pays étrangers. »

Ainsi, afin de régler les dettes de la classe dirigeante capitaliste d’État de la Pologne, la classe ouvrière doit subir une réduction de son niveau de vie ! Voila donc une vieille histoire et une bonne preuve que pas même l’établissement du capitalisme d’État ou l’État monopolise le commerce extérieur, ne peut mieux que le capitalisme privé libérer un pays des pressions par le capitalisme mondial et amenant la réduction du coût des salaires et par conséquent celle de la consommation des travailleurs. C’est une preuve supplémentaire qu’il n’y a pas de solution au niveau national aux problèmes de la classe travailleuse.

Dans notre message aux travailleurs polonais, nous les exhorterions à reconnaître ce fait et nous les encouragerions à joindre leurs compagnons ouvriers des autres pays, tout en poursuivant leur résistance contre leurs exploiteurs capitalistes d’État, afin de remplacer enfin le capitalisme mondial, prive et d’État, par le socialisme mondial.

(Socialisme Mondial 7, 1977)

Pologne, 1976

Capitalisme et lutte de classes en Pologne (1970-1971)

1 avril 2009

Livre édité en 1975 par Spartacus, toujours disponible en ligne pour 10 euros port compris.

En 1956, la Pologne avait déjà connu d’importantes grèves à Poznan, durement réprimées, mais dont le pouvoir avait tiré suffisamment de leçons pour mettre en place quelques réformes. Les difficultés économiques et la répression des mouvements revendicatifs elle-même provoquent à partir de 1963 une nouvelle série de grèves. L’hiver 1969–1970 voit l’intensification de celles-ci ; les efforts du Parti pour les enrayer ne font qu’approfondir la confrontation, et on assiste à la fin de 1970 à une véritable insurrection ouvrière, réprimée militairement, dans de nombreux centres industriels de la Pologne.

Ce livre a été élaboré collectivement par les camarades participant à Informations et correspondance ouvrières. On y trouve non seulement un compte rendu de l’insurrection, des formes d’organisation que se donnent les ouvriers, mais aussi une analyse de l’affrontement plus large entre la classe dominante et la classe ouvrière dans le contexte spécifique de la société polonaise. Une postface aborde les problèmes spécifiques d’analyse de ce que les auteurs nomment la branche orientale du capitalisme à l’aide des outils d’analyse du capitalisme occidental.

Textes d’I.C.O.:

Voir aussi:

La Pologne capitaliste (1981)

11 juin 2008

Éditorial de Socialisme mondial N°15 (janvier-mars 1981)

D’après la propagande officielle, la Pologne est un pays socialiste où les moyens de production appartiennent aux travailleurs. Cela a toujours été un mensonge plus ou moins évident mais, après les événements en Pologne l’été passé, qui peut raisonnablement y croire encore?
Les salaires polonais étaient déjà assez maigres mais l’augmentation du prix de la viande à partir du 1er juillet a fait déborder le vase. A peu près partout en Pologne les travailleurs se sont mis en grève. Ce n’était pas nouveau puisqu’ils avaient fait la même chose en 1976, en 1970, en 1956 (voir page suivante) et également en 1953. Toutes ces grèves furent sévèrement réprimées, et il y eut même des morts. Cette fois la détermination et la solidarité des grévistes étaient telles qu’ils ont obligé les autorités, non seulement à négocier avec des représentants que, eux, les travailleurs, avaient choisis, mais aussi à reconnaître les comités de grève inter-entreprises comme un véritable syndicat indépendant des organismes d’État qui sont les soi-disant « syndicats » officiels, et à concéder le droit de grève.
Les travailleurs polonais luttaient pour obtenir les droits syndicaux les plus élémentaires afin de mieux protéger leur niveau de vie à l’avenir. La lutte pour défendre leur niveau de vie est une lutte imposée aux travailleurs polonais par leur situation sociale même en tant que salariés: ils sont obligés de résister à toute augmentation du coût de la vie afin de pouvoir simplement reproduire la seule marchandise qu’ils ont à vendre: leur capacité à travailler.
Ici nous ne pouvons mieux faire que de citer la Lettre ouverte au parti ouvrier polonais de 1965 de Jacek Kuron et Karol Modzelewski (tous deux étant toujours actifs comme « dissidents » même si leurs idées ont changé depuis):

Pour vivre, l’ouvrier doit produire. Pour que la production puisse se faire, il faut qu’il y ait association de la force de travail et des moyens de production. L’association de sa force de travail avec les moyens de production d’autrui ne peut se faire que par la rencontre, sur le marché du travail, de l’ouvrier propriétaire de sa force de travail, avec les propriétaires des moyens de production. L’ouvrier est donc exploité parce qu’il est privé de la propriété des moyens de production: pour vivre, il doit vendre sa force de travail. A partir du moment où il a accompli cet acte, indispensable pour lui, c’est-à-dire quand il a vendu sa capacité de faire un travail déterminé en un temps donné, ce travail et le produit qui en résulte ne sont plus sa propriété, mais celle de celui qui a acheté la force de travail, autrement dit le propriétaire des moyens de production qui l’exploite.
A qui l’ouvrier vend-il sa force de travail dans notre pays? A ceux qui disposent des moyens de production,donc à la bureaucratie politique centrale. A ce titre, la bureaucratie politique centrale est une classe dominante : elle a le pouvoir exclusif sur les moyens de production de base,elle achète la force de travail de la classe ouvrière, elle lui prend par la force brutale et la contrainte économique le surproduit qu’elle exploite pour des objectifs hostiles ou étrangers aux ouvriers, c’est-à-dire dans le but de renforcer et d’élargir son pouvoir sur la production et la société. Et ceci est, dans notre système, le type prépondérant des rapports de propriété, la base des rapports de production et des relations sociales (traduction française publiée chez Maspéro,1969,pp.15-6).

Tout comme à l’Ouest franchement capitaliste il existe en Pologne deux classes —ceux qui monopolisent les moyens de production et ceux qui, exclus de ces moyens, vivent de la vente de leur force de travail. Entre ces deux classes se déroule une lutte de classes continuelle qui entre en éruption de temps en temps dans des grèves.

La Pologne, en d’autres termes, est un pays capitaliste d’État où « la bureaucratie politique centrale » (les hauts dirigeants du Parti, de l’État et des forces armées) fait fonction de classe capitaliste. C’était contre cette nouvelle classe dirigeante que les travailleurs polonais ont lutté pour défendre leurs salaires et leurs conditions de travail et pour obtenir les libertés syndicales les plus élémentaires. Dans un tel conflit il ne peut y avoir aucun doute sur la position des socialistes: nous sommes du côté de nos compagnons salariés en lutte.
Il est vrai que ce n’était qu’une lutte défensive dans le cadre du capitalisme mais les travailleurs ne peuvent pas renoncer à de telles luttes sans (comme Marx l’a signalé) se rendre incapables de s’engager dans la lutte consciente et politique pour le socialisme et l’abolition du salariat. Notre message à nos compagnons travailleurs en Pologne est que, s’ils ne veulent pas avoir à relancer constamment de telles actions défensives (un vrai travail de Sisyphe), ils devraient penser à s’organiser avec les travailleurs des autres pays afin d’abolir le capitalisme et privé et d’État partout dans le monde.

[disponible également au format pdf:sm-pologne-1981]

Dans ce même numéro: