Article paru dans les Cahiers Léon Trotsky N°71 en septembre 2000. La page 67 a dû être retraduite par nos soins à partir de la version espagnole d’origine. [pdf]
Agustin Guillamón
Un théoricien révolutionnaire : Josep Rebull
La critique interne de la politique du Comité Exécutif du POUM pendant la Révolution espagnole (1936-1939)
A. Guillamón nous a autorisés à reproduire son article sur Josep Rebull tel qu’il est paru dans Balance. Nous nous sommes permis de petites compressions dans les notes notamment ainsi que leur intégration dans le texte, en particulier les notes bibliographiques, pour des raisons de longueur. Nos lecteurs en retrouverons les éléments dans les annexes que nous nous proposons de publier ensuite.
1. Ébauche biographique et contexte historique
Josep Rebull Cabré est né à Tivissa (Tarragone), en 190. Il s’est lancé dans les luttes sociales à l’exemple de son frère aîné, le fameux militant du POUM Daniel Rebull dit David Rey, combattant des luttes sociales de 1915 au franquisme, qui purgea au total 19 années de prison Il a subi son premier emprisonnement à onze ans, au domicile de son frère, à Barcelone, à cause de la grève générale de 1917, ce qui provoqua un énorme scandale. Il a fait des études d’expert industriel. Sous la dictature de Primo de Rivera, en 1927, alors qu’il faisait son service militaire, il a adhéré au Parti Communiste d’Espagne, à Tarragone.
En 1932, il fut l’un des fondateurs puis militants du Bloc Obrer i Camperol (Bloc ouvrier et paysan), le BOC, à Tarrasa. Responsable salarié du travail des publications du BOC à partir d’octobre 1934, il obtint d’excellents résultats grâce à une distribution bien conçue et réalisée de la presse de son parti. Il participa à la fondation du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, le POUM, à Las Planas en septembre 1935. Il était ami intime de Manuel Maurin. En février 1936, il figura sur les listes du POUM pour Tarragone. Au cours des journées révolutionnaires du 19 juillet, il prit part aux combats de rue à Barcelone, sur la Place de Catalogne, dans le groupe d’une centaine de militants dont Carmel Rosa, dit Roc, Josep Rovira, Algemir, Germinal Vidal, etc.
Josep Rebull sortit indemne de l’affrontement avec un peloton militaire avec lequel il était en train de parlementer, bien qu’il fût là au côté de Germinal Vidal, secrétaire de la Juventud Comunista Ibérica (JCI) qui fut abattu à coups de feu sur la Place de l’Université le 19 juillet.
Après réquisition des presses du Correo catalan, il organisa la presse du POUM et les éditions de l’Editorial Marxista, dont il était administrateur.
Gaston Davoust, dirigeant du groupe français « Union communiste », passa trois semaines à Barcelone en août-septembre 1936, pendant lesquelles il maintint divers contacts et entretiens avec des dirigeants anarchistes et du POUM et commença son amitié avec Josep Rebull.
On n’avait pas de nouvelles de Joaquin Maurin, lequel se trouvait en Galice le 19 juillet et fut donné pour mort. Le 22 juillet, la CNT et le- POUM appuyèrent la formation en Catalogne du Comité Central des Milices Antifascistes, le CCMA, auquel participaient aussi des représentants des partis bourgeois, du gouvernement bourgeois de la Généralité et les staliniens.
Andreu Nin, secrétaire politique du POUM, sans consulter les militants de son parti, accepta la charge de ministre de la Justice dans le gouvernement de la Généralité, qu’il assura du 26 septembre au 13 décembre 1936, où il en fut exclu sous la pression des staliniens. Le 1er octobre 1936 se produisit l’ autodissolution du CCMA, le 9 octobre, le gouvernement de la Généralité — avec la participation du POUM et de la CNT — avait adopté un décret sur la dissolution des comités locaux, qui devaient être remplacés par des municipalités de Front populaire ; le 13 octobre, un décret préparé et signé par Nin en personne détruisit l’œuvre réalisée par Eduardo Barrioberro (1880-1939) avec les tribunaux de justice populaire (ce qui lui valut la prison républicaine et l’exécution par les franquistes) ; le 24 octobre furent approuvés les décrets de militarisation des Milices Populaires et de contrôle de l’ordre public par une Junte de Sécurité intérieure.
Le 27 janvier 1937, Nin écrivit au CE du PSOE en proposant la participation du POUM aux conférences d’unification du PSOE et du PCE. Quelques jours plus tard seulement commença la répression contre les poumistes à Madrid (La Batalla 9 février 1937). Le chef du Conseil de la Généralité de Catalogne, José Tarradellas, promulgua une batterie de décrets économiques et financiers, connus sous le nom de décrets de S’Agaro qui marquèrent le début de l’offensive de la Généralité pour s’emparer du contrôle des entreprises collectivisées. Au début de mars, le décret de contrôle de l’Ordre Public, rejeté par la CNT, ouvrit une profonde et grave crise de gouvernement de la Généralité. La vie quotidienne des travailleurs était affectée par le coût de la vie, les queues du rationnement et la pénurie de produits de base. En mars et avril 1937 il se produisit nombre d’affrontements, dans diverses localités de Catalogne, entre les militants anarchistes et les forces de la Généralité et du PSUC, parmi lesquels celui qui se déroula à Bellver de Cerdagne. Une lutte sourde commença à opposer, entreprise après entreprise, entre les militants de la CNT, ceux qui voulaient maintenir la collectivisation et leur contrôle ouvrier, et ceux qui soutenaient l’interventionnisme de la Généralité préparée par les décrets de S’Agaró [1]. Nombre d’assemblées ouvrières eurent à subir dans les usines la présence et la pression des forces de l’ordre public.
En mars 1937, un vaste secteur de militants du POUM manifesta ses protestations devant l’absence de discussion interne et le nouveau report du congrès, déjà reporté à décembre 1936, en février 1937, puis de nouveau en mars. En mars et avril 1937, les réunions hebdomadaires des secrétaires politiques et d’organisation des comités de district, canalisèrent le mécontentement des militants de base. C’est ainsi que le Comité Local de Barcelone, le CL du POUM devint un organisme d’opposition, ferme, à la direction du POUM : le Comité exécutif (CE) et le Comité Central (CC), lequel, outre sa revendication de la convocation du congrès, commença un débat sur le travail politique au front qui rencontra l’opposition des chefs militaires à la formation de cellules parmi les miliciens, et aussi sur la participation du parti à un gouvernement bourgeois, ce qui semblait désavouer la stratégie suivie jusque là par le CE. Le 13 avril, comme point culminant de ces actions de protestation, produit d’un malaise profond dans la base militante poumiste, fut convoquée une réunion commune du CL de Barcelone et du Comité central, dans laquelle Josep Marti, du CL de Barcelone, et Josep Rebull obtinrent l’approbation et la décision de diffuser largement un manifeste du CL de Barcelone, publié dans La Batalla du 15 avril, sur la crise de la Généralité, qui critiquait la présence du POUM dans ce gouvernement bourgeois et appelait à la formation d’un Front Ouvrier Révolutionnaire qui fasse des Conseils ouvriers des organes de pouvoir. On annonça aussi la nouvelle convocation du IIe congrès pour le 8 mai. ainsi que d’importantes facilités pour publier et diffuser dans des bulletins intérieurs les contre-textes des différentes cellules, opposés aux thèses officielles du CE. Le 16 avril, Nin assista à une réunion du CL de Barcelone dans laquelle il réussit à empêcher la publication d’une brochure contraire à la ligne du parti. Selon Nin, il ne fallait pas parler de soviets mais de gouvernement syndical.
Josep Rebull était secrétaire de la cellule 72 du POUM à Barcelone. Les contre-thèses signées par cette cellule (12 militants environ) qui furent publiées dans le Boletin de discusion del II Congreso del POUM édité par le comité local de Barcelone étaient son œuvre et ne faisaient que réunir, approfondir et théoriser les controverses et revendications de la base militante du POUM hostile à la stratégie politique du CE. La raison pour laquelle ces contre-thèses furent signées par la cellule 72, au lieu de Josep Rebull, était due aux exigences du règlement du IIe congrès.
Pendant les Journées de mai, Josep Rebull a été retenu pendant plusieurs jours en otage par une unité stalinienne. Son intervention dans les Journées de mai touchait à trois points importants mais n’appelait pas à prendre le pouvoir les camarades de la CNT, comme on l’affirme dans « The Spanish Civil War» dans Revolutionary History, vol. 4, car il s’était borné à poser cette question au CE de son parti.
Il s’agissait des trois points suivants ; a) une entrevue entre la cellule 72 et les Amis de Durruti, dans la nuit du 4 mai, dans laquelle on décida de ne prendre aucune initiative, étant donné le caractère minoritaire des deux organisations et parce qu’on considérait que l’action décidée par la CNT serait décisive. b) une entrevue avec le CE du POUM : Nin, Andrade et Gorkin au cours de laquelle, plan de Barcelone à la main, il démontra que la victoire militaire était certaine si le POUM se décidait à attaquer les bâtiments gouvernementaux du centre de la ville, à quoi il fut répondu qu’il ne s’agissait pas d’une question militaire, mais politique : la prise du pouvoir signifiait la rupture de l’unité antifasciste et elle précipiterait la victoire rapide des armées de Franco. c) il céda l’imprimerie du POUM aux Amis de Durruti pour le 8 mai afin que ces derniers, désavoués par la CNT, puissent lancer un manifeste qui fasse le bilan des récentes journées de mai.
Les graves événements survenus pendant les Journées de mai à Barcelone du 3 au 8 mai 1937, rendirent impossible la tenue du congrès qui fut de nouveau déplacé, cette fois au 19 juin, en même temps que l’on convoquait une conférence internationale pour le 19 juillet. Face à la répression, contre le POUM, déchaînée le 16 juillet 1937, le parti resserra les rangs et les critiques contre la politique collaborationniste du POUM, étant donné l’impossibilité de convoquer le IIe congrès, se turent provisoirement. Rebull, par ailleurs, se retrouvait isolé, puisque les autres membres de la cellule 72 ne le suivirent pas sur ses positions. Ainsi, une fois écartée définitivement la possibilité de tenir un congrès du parti, ce qu’on appelait « la gauche» du POUM à Barcelone, au début de 1938, ne comptait qu’un seul militant : Josep Rebull. Pendant l’année de clandestinité qu’il vécut à Barcelone, il occupa alternativement l’étage de Joaquin Maurin dans la rue Padua et une maison, louée dans la rue Llibreteria. [ La Voz Leninista de février 1938 l’attaqua sévèrement sous la plume de Munis. Tout en reconnaissant que ces positions théoriques et sa critique du CE du POUM étaient justes, il ne songea jamais à la rupture organisationnelle. Munis assure qu’il manqua alors de décision pour aller jusqu’au bout de sa cohérence et du courage de rompre avec le POUM et de rallier la IVe Internationale.] (ajout des CLT). Il militait toujours activement dans l’édition et la diffusion de la presse clandestine du POUM — et ce jusqu’en avril 1938 — , ainsi que dans la solidarité et l’aide aux prisonniers, par des visites assidues au ministre de la Justice Irujo pour obtenir le transfert des militants du POUM des Tchékas staliniennes, d’où l’on pouvait disparaître sans laisser de trace, aux prisons républicaines. Mais l’omniprésence de la répression stalinienne contre les militants du POUM et les difficultés croissantes à tromper le service de recrutement militaire le décidèrent à s’engager sous un faux nom à la fin de 1938.
Josep Rebull ne fut jamais gagné au trotskysme. La preuve est qu’il milita au POUM de façon ininterrompue et appartint à son CE en exil jusqu’en 1953, quand il présenta sa démission. L’épisode du Comité de Défense du IIe Congrès du POUM, en juillet 1939, à cheval entre la fin de la guerre civile et la Deuxième Guerre mondiale, bien qu’il supposât le surgissement d’un groupe bolchevik-léniniste à l’intérieur du POUM, et le fait que Rebull y collabora d’une certaine manière, ne fut pas assez profond ni prolongé pour pouvoir gagner Rebull à la IVe Internationale.
Les thèses défendues par la cellule 72, qu’on ne peut qualifier ni de trotskystes ni de conseillistes, s’insèrent dans la contradiction existante au Comité exécutif du POUM entre la théorie et la pratique, car selon Rebull, le CE du POUM théorisait la formation d’un gouvernement ouvrier et, en même temps, soutenait et renforçait le gouvernement bourgeois de la Généralité.
Au séminaire d’études historiques, commémoratif du 50° anniversaire de la fondation du POUM, qui s’est tenu à Barcelone à Ca l’Ardiaca, le 27 septembre 1985, Josep Rebull intervint dans le débat passionné qui dressait la majorité des militants poumistes qui accusaient, injustement selon moi, Pierre Broué (dans un texte d’Ignacio Iglesias qu’a reproduit la Fundacion Andreu Nin, Los Acotaciones para la Historia del POUM, 1989), de donner une vision trotskyste du POUM:
« Broué n’est pas venu ici pour flatter qui que [ce soit mais pour souligner l’échec du POUM comme organisation révolutionnaire, qui bien que née avec de grands espoirs, les a perdu par lambeaux à chaque rendez-vous de l’histoire. Il n’y a rien de plus têtu que les faits, et le POUM a failli en tant qu’organisation révolutionnaire. Je suis bien d’accord qu’une organisation révolutionnaire ne peut aller plus loin que ce que permet la situation révolutionnaire et l’aspiration révolutionnaire des masses. Mais le POUM, comme l’a analysé la cellule 72 à l’époque, a échoué en tant qu’avant-garde révolutionnaire. »
Les paroles de Rebull invitaient à une critique révolutionnaire pour ne pas répéter les erreurs du POUM dans la guerre civile, mais dans le brouhaha des confrontations personnelles entre anciens poumistes favorables ou hostiles à l’entrisme dans le PSOE , elles ont été à peine entendues, et ont même sonné comme « quelque peu excentrique », au milieu de tant de sottises.
La personnalité de Josep Rebull, qui n’a jamais renoncé à sa critique de 1937-1939, et la valeur politique de sa pensée se reflète dans une phrase, prononcée lors de son intervention à Ca L’Ardiaca qui résume magnifiquement son parcours révolutionnaire: «J’aurai été mieux indiqué que les militants du POUM exécutés comme révolutionnaires par un peloton d’exécution, qui ont été jugés comme traîtres à la République ».
Après avoir franchi la frontière française en février 1939, Josep Rebull a été accueilli pendant plusieurs mois à Paris, chez Gaston Davoust (« H. Chazé »). Après l’invasion nazie il a passé deux ans à Marseille, clandestinement, cohabitant avec des bordiguistes italiens exilés et Mitchell, Mark et Tulio, dans une extraordinaire solidarité et une non moins intransigeance dans leur analyse politique. Plusieurs mois, il travailla, comme de nombreux exilés de l’extrême gauche de toutes nationalités, à l’usine de confiture Croque-Fruit, dirigée par des trotskystes. Pendant son séjour à Marseille il se lia d’amitié avec l’écrivain Jean Malaquais, son voisin de Bel Air. Dans l’été 1943 est intervint dans la Résistance française, jusqu’à ce qu’il fut arrêté par la Gestapo, et finalement libéré en 1944. Au cours de son long exil en France il survécut comme administrateur d’ Editorial Atlas et journaliste à Franc-Tireur, qui pris plus tard le nouveau titre de Paris Jour.
En 1952, Josep Rebull et «I. Graco » (Cesar Moreno Zayuelas) s’engagèrent dans un vif débat sur la question de la nature du stalinisme et de la défense de l’Union soviétique face à l’agression impérialiste de l’Occident. Lors de la conférence du POUM en février 1953, Josep Rebull défendit avec Balaguer, Bonet, Roc, Rhodes et Iglesias un projet de résolution sur la question russe, qui définissait l’URSS comme État capitaliste et considérait comme en dehors du mouvement ouvrier la thèse du soutien, conditionnel ou pas, à l’URSS face à l’impérialisme américain.] (retraduction BS)
Josep Rebull fut membre du CE du POUM en exil jusqu’au 19 mai 1953, où il présenta sa démission pour des désaccords politiques avec le reste des membres du CE dont il faisait partie [2]. Depuis, il continua dans le POUM mais seulement comme militant de base et s’éloigna toujours plus du militantisme actif, bien que toujours intéressé dans l’analyse de l’actualité économique et politique.
Josep Rebull a bénéficié d’une grande longévité. Retiré depuis de nombreuses années à Banyuls-sur-Mer, il est mort nonagénaire, le 22 mai 1999, dans ce beau village Rosellon.
2. Les exagérations sur Rebull dans les bulletins étrangers
Rebull était fier de ses possibilités de changer ce qui était pour lui une politique stratégique erronée et catastrophique du CE du POUM (Nin, Andrade, Molins, Gorkin, etc.) dans une saine réaction des militants contre cette stratégie et leur adhésion massive à ses positions dans les discussions du IIe congrès. Les positions politiques de Josep Rebull et sa propre activité militante sont profondément personnelles et originales. Il n’existe aucune preuve rigoureuse et déterminante qu’il faille rechercher sa critique du CE du POUM dans l’influence idéologique d’Edward Oler dit Hugo Oehler et de Russell Blackwell. dit Rosalio Negrete ou bien de Davoust Chazé, comme s’est acharné à le pontifier une certaine historiographie anglo-française.
Le POUM était le résultat de la fusion de deux partis en septembre 1935: le Bloc Obrer i Camperol de Maurin et la Izquierda Comunista de Espana (ICE) de Nin et Andrade. Josep Rebull avait milité dans le BOC, était un mauriniste convaincu, fidèle disciple de Joaquin Maurin et de son frère David Rey, et ami intime de Manuel Maurin, qui critiquait en Nin ce qui était à ses yeux l’usurpation par la ICE de la direction du POUM.
Il n’était pas le premier cas de militants du BOC plus radicalisés et plus « gauchistes » que ceux de l’ancienne ICE. Il n’y a aucun doute que les critiques de Rebull contre Nin étaient influencées par son « maurinisme », bien qu’il qu’il serait sans doute plus précis et approprie d’affirmer que. pour lui. il était impossible d’affronter ce qu’il considérait comme un abandon des principes marxistes fondamentaux du POUM par sa direction.
Josep Rebull était le principal point de référence d’Oeler et de Negrete, ainsi que de Chazé, pour le POUM, mais surtout, pour ces groupes étrangers, quant à une « régénération » révolutionnaire du parti. C’étaient eux qui avaient besoin de croire en l’influence de Rebull dans le POUM, eux qui publiaient dans les bulletins anglais et français les articles de Josep Rebull, eux qui se faisaient des illusions sur les « énormes possibilités qu’avait la gauche du POUM à Barcelone pour « redresser » le parti.
De fait, quand Josep Rebull découvrit la publication de ses articles dans des bulletins étrangers qui le représentaient comme la gauche révolutionnaire du POUM, capable de « sauver » la révolution espagnole, il ne manqua pas de manifester sa surprise et son opposition, ainsi qu’à ceux qui qualifiaient de « trotskystes » ses positions politiques, et à la manipulation intéressée et démesurée des possibilités réelles d’action. C’est ainsi que Trotsky semble avoir réellement cru que le groupe Rebull se rapprochait du trotskysme, si l’on en croit un texte produit par Broué dans La Révolution espagnole, de Trotsky, pp. 297-298. Il est nécessaire que la critique historique ramène à leur juste proportion les exagérations et attentes démesurées que ces groupes et bulletins trotskystes étrangers, publies en français et en anglais, ont construit autour de Josep Rebull et de la gauche du POUM à Barcelone pendant la guerre civile. Des attentes que Munis, comme Rebull lui-même, considérait comme infondées. Car Josep Rebull était secrétaire d’une cellule de 12 membres qu’il contrôlait à peine. Sa plus grande influence politique, avait son fondement dans l’administration de la presse et des publications du POUM et son appartenance au Comité local du POUM dont il n’était même pas secrétaire. Et bien entendu il ne contrôlait pas la majorité des militants du Comité local de Barcelone: semblable affirmation de revues étrangères « proches » de la gauche du POUM et de celle qui devait lui faire plus tard écho sans fondement et sans critique est une exagération démesurée, pour ne pas dire une invention totale.
Cela ne signifie pas qu’il n’avait aucune influence. Si on lit avec attention et soin le Rapport du Comité local de Barcelone sur les Journées de mai [20*], on peut apprécier, d’une part, une importante coïncidence avec les contre-thèses exposées par Rebull et surtout avec l’analyse de son article intitulé « Les Journées de mai », mais avec une divergence fondamentale: en mai 1937, comme disait le CE du POUM, le moment n’était pas venu de prendre le pouvoir, comme le lui proposait Josep Rebull.
3. Évaluation de la pensée politique de Josep Rebull sur la Révolution espagnole
Le principal apport théorique de Josep Rebull réside dans son analyse du problème central et fondamental de toute révolution et donc de la Révolution espagnole de 1936: la question du pouvoir et des organes du pouvoir ouvrier.
En avril 1937, Josep Rebull caractérisait la question de la dualité de pouvoirs établie principalement en Catalogne et moins nettement dans d’autres parties de la zone républicaine, à travers l’insurrection ouvrière de juillet 1936, comme une situation transitoire qui ne dura que quelques semaines. Cette situation de double pouvoir avait déjà disparu selon Josep Rebull, avec la participation de la CNT et du POUM aux institutions bourgeoises, à commencer avec le Conseil de l’Economie au début août.
Aussi Rebull considérait-il, qu’en avril 1938, la dictature du prolétariat et la conquête du pouvoir devaient passer d’abord par le rétablissement d’une situation (perdue) de double pouvoir ?
Josep Rebull fut l’unique militant révolutionnaire espagnol qui, en analysant la Révolution espagnole, établit les énormes limitations et imperfections des organes de pouvoir ouvrier surgis partout en juillet 1936 : les comités.
Et nous trouvons ici la clé des critiques de Josep Rebull au CE du POUM, dans l’analyse erronée de ce CE sur le caractère des comités révolutionnaires surgis en juillet 1936. Pour Rebull, c’étaient des organismes incomplets et imparfaits, incapables de se transformer en authentiques organes de pouvoir ouvrier. Rebull indiquait que ces comités différaient des conseils ouvriers surgis comme organismes du pouvoir ouvrier dans les révolutions prolétariennes d’Allemagne et de Russie, en ce que :
1/ ce n’étaient pas des organes démocratiquement élus dans de grandes assemblées par les travailleurs de base et ainsi indépendants des bureaucraties des syndicats et des partis; 2/ ce n’étaient pas des organismes unitaires de la classe ouvrière et ils étaient en outre incapables de se coordonner entre eux, de façon à pouvoir créer des organismes supérieurs centralisant le pouvoir ouvrier.
La différenciation opérée par Rebull entre comités et conseils nous paraît fondamentale pour comprendre la révolution de juillet. Nin croyait que le rôle des conseils allemands serait joué en Espagne par les syndicats. La nouveauté de l’analyse était dans le fait qu’il proposait une tactique qu’il considérait comme nécessaire, de partir de ces comités, déficients et imparfaits, surgis en juin, pour les transformer en conseils ouvriers démocratiquement élus à la base, coordonnés et centralisés, de façon à pouvoir devenir les organes du pouvoir prolétarien. Josep Rebull, de façon entièrement opposée aux thèses du CE, niait que les syndicats puissent suppléer les conseils ouvriers comme organes de pouvoir ouvrier.
Il critiqua, dans une période de discussion d’avant congrès et un bulletin intérieur de discussion, la direction du POUM parce qu’elle ne lutta pas et encore moins pour la nécessaire transformation de ces comités en organismes élus par la base, en conseils basés sur une large démocratie ouvrière. Le CE du POUM ne sut pas trouver la solution à cette situation difficile, et, à défaut de l’avoir trouvée, collabora avec la CNT à la liquidation de ces organismes imparfaits de pouvoir ouvrier, liquidant en même temps la situation de dualité de pouvoir en faveur du vieil appareil d’État bourgeois, le Gouvernement de la Généralité.
Pour Josep Rebull, tant le POUM que la CNT se convertirent en appendice d’extrême gauche du Front populaire. Après la victoire de l’insurrection révolutionnaire du 19 juillet il ne restait que deux options : l’option révolutionnaire passait par la fortification, le renforcement, la coordination et la centralisation des comités révolutionnaires en tant qu’organes de pouvoir ouvrier, les transformant en conseils ouvriers ; l’option front populaire ou réformiste passait par l’intégration du mouvement ouvrier dans l’appareil d’Etat de la bourgeoisie républicaine et par conséquent l’affaiblissement, l’isolement et, plus tard, la dissolution de ces comités. Aussi bien la CNT que le POUM optèrent pour l’option réformiste. Quand Josep Rebull dit que les comités sont des organes bureaucratiques et non démocratiques, il indique que les délégués ne sont pas élus démocratiquement par la base ouvrière au cours de grandes assemblées, mais nommés par les bureaucraties syndicales et politiques.
Cela suppose d’une part une séparation entre les comités et la base ouvrière et de l’autre, leur dépendance à l’égard de la bureaucratie. D’où provient aussi leur incapacité à se coordonner entre eux pour créer des organes de classe centralisés et unitaires ; la coordination est faite par les différents partis et syndicats, et la problématique unité ainsi que la centralisation, sur les plans économique, militaire, productif, du ravitaillement, etc. Cela devient une espèce de casse-tête de parlements multicolores, de toute dimension, des différentes organisations antifascistes, aussi bien ouvrières que bourgeoises et staliniennes.
Selon Rebull, le gouvernement de Largo Caballero, malgré son apparence ouvrière et révolutionnaire, reposait sur le vieil appareil d’État de la bourgeoisie et avait pour objectif d’absorber toutes les organisations et institutions révolutionnaires pour les neutraliser peu à peu jusqu’au moment où, se sentant assez forte, la fraction bourgeoise de ce gouvernement pourrait les écraser ouvertement. Josep Rebull disait qu’en Allemagne, après la guerre, les conseils ouvriers ont été absorbés par la Constitution de Weimar de la même manière, à la grande satisfaction de la bureaucratie réformiste.
Rebull considérait que les mots d’ordre occasionnellement lancés par le POUM pour la création des conseils d’ouvriers, de paysans et de combattants n’est jamais allée au-delà d’une propagande platonique. Le CE n’a jamais pris de mesures pratiques destinées à la création des conseils dans ses propres milices, permettant au contraire que les commandants de ces dernières s’efforcent d’empêcher toute action en ce sens des miliciens de base.
Josep Rebull en venait à accuser le CE d’avoir marché dans le sens contraire à la création des conseils comme organes de pouvoir de la révolution, puisqu’en mars 1937, il avait lancé un nouveau mot d’ordre en faveur d’une Assemblée Constituante sur la base de délégations de syndicats ouvriers et paysans avec des délégués du front.
Josep Rebull affirmait catégoriquement que les syndicats ne pouvaient jouer le rôle de soviets, parce qu’ils n’avaient pas la flexibilité nécessaire comme instruments de la révolution prolétarienne, ni ne pouvaient accepter, enchaînés qu’ils étaient par leurs traditions, la démocratie ouvrière qui était nécessaire pour que le parti marxiste révolutionnaire puisse conquérir la majorité dans les masses. Rebull disait pour finir que les syndicats, groupés par industries nationales, constituaient une organisation verticale, tandis que les conseils dans dans chaque localité étaient essentiellement des organisations de caractère horizontal. Les syndicats, dans une étape révolutionnaire, ne pouvaient être que les organismes de contrôle de la production et de la distribution, c’est-à-dire des organismes techniques et administratifs. Josep Rebull affirmait carrément, en opposition totale aux thèses de Nin, que c’était une erreur très grave de donner aux syndicats la fonction d’organes du pouvoir prolétarien.
Josep Rebull constatait en outre le caractère stalinien et réactionnaire de l’UGT, organisation syndicale qui sabotait ouvertement la révolution. Il affirmait donc qu’après la prise du pouvoir, au cas où celle-ci se serait faite sous les mots d’ordre pro-syndicaux du POUM, elles ne pourraient d’aucune façon remplir efficacement les fonctions d’un État ouvrier.
Josep Rebull repoussait donc la possibilité que les syndicats se changent en organes du pouvoir ouvrier. De la même façon, il refusait que les comités fussent ces organes de pouvoir. Les comités ne sont pas des conseils et, pour cela, se montrent incapables de se coordonner entre eux, de créer des organes supérieurs capables de centraliser, unifier et créer un pouvoir ouvrier face à l’État capitaliste. Rebull allait plus loin encore quand il affirmait que la mission irremplaçable et nécessaire d’un parti révolutionnaire — il affirmait que le POUM ne l’était pas — aurait été précisément d’impulser la transformation des comités en conseils ouvriers.
Le POUM, selon lui, fit faillite en tant que parti révolutionnaire et les comités furent incapables de se transformer (par eux- mêmes) en conseils. Ce fut la principale limitation et la cause déterminante de la rapidité de la dégénérescence de la Révolution espagnole qui rendit possible la récupération rapide de l’État bourgeois espagnol.
Les contre-thèses de Josep Rebull sont sans aucun doute l’analyse marxiste la plus cohérente, rigoureuse, claire et précise qui existe sur la Révolution de 1936 **. Cette analyse n’est pas le fruit du génie philosophique de l’individu appelé Josep Rebull, frappé par l’inspiration divine,, mais de ce que ce dernier a recueilli et théorisé l’affrontement militant de la base du POUM contre la politique de sa direction, qui a atteint son point culminant en mars et avril 1937.
Dans ces mêmes contre-thèses, Rebull annonçait deux semaines à l’avance l’affrontement qui se produirait dans les Journées de mai :
« La classe ouvrière de Catalogne et d’Espagne devrait rapidement choisir entre deux chemins : ou bien être éliminée en tant que facteur politique indépendant ou bien organiser la lutte ouverte, armée, pour le renversement de l’Etat bourgeois qui se consolide un peu plus chaque jour. Pour cette lutte, un nouvel instrument est nécessaire : les conseils d’ouvriers, de paysans et de combattants ».
4. Ni conseillisme, ni trotskysme : la profonde originalité de la thèse de Josep Rebull
Au risque de répéter quelques idées exprimées auparavant je veux insister sur la profonde originalité de la pensée politique de Josep Rebull et surtout sur le gouffre qui les sépare de celles du conseillisme et du trotskysme, que seuls le manque de rigueur ou la mauvaise foi ont pu déformer avec une certaine facilité.
Josep Rebull a défendu en avril-juin de 1937 la création de Conseils ouvriers, et c’est en outre un point fondamental de sa pensée politique et par conséquent de ses critiques de la tactique lancée par le CE du POUM dès juillet 1936.
Ce serait un manque total de rigueur, possible seulement sur la base de l’ignorance ou de la déformation de la définition donnée par Josep Rebull des « comités » et des « conseils ouvriers », que d’affirmer que le mot d’ordre qu’il défendit était totalement utopique, abstrait et irréel, puisqu’il appelle à la formation de conseils ouvriers qui n’existent pas et par conséquent applique à la révolution espagnole les schémas théoriques de la révolution russe, etc. Josep Rebull dit exactement ceci :
« On entend par Conseil Ouvrier — de fabrique ou d’atelier — la réunion des ouvriers de la fabrique ou de l’atelier en assemblée pour discuter démocratiquement des positions des diverses tendances révolutionnaires face aux problèmes de la révolution, et élire en conséquence les délégués aux congrès des conseils, ou leurs représentants aux conseils supérieurs (conseils de pouvoir local, régional ou national) ; des représentants qui seront les mandataires de la volonté des Conseils de leur usine ou atelier.
On comprend également que le Conseil de Paysans d’une localité est la réunion des paysans locaux en assemblée pour les mêmes fins. Et finalement les conseils de Combattants seraient constitués par les assemblées de compagnie, batterie, escadron. Dans la marine par unité navale.
Les syndicats seront les organismes de contrôle de la production et de la distribution, c’est-à-dire des organismes éminemment techniques et administratifs à la place des entreprises de propriété privée. Ce serait une erreur fondamentale que d’attribuer aux syndicats la représentation du pouvoir prolétarien: a) parce qu’ils sont une organisation verticale, c’est-à-dire par industrie nationale, tandis que les conseils sont dans chaque localité une organisation horizontale qui fait abstraction de la profession de chaque prolétaire, b) Les directions bureaucratiques des syndicats pourraient exercer une influence néfaste sur l’expression de la pensée libre de la base comme c’est le cas en Catalogne avec l’UGT. Dans la mesure où les Conseils se fortifieront, ils en assumeront dans chaque unité ou localité les fonctions de direction accélérant ainsi la décomposition du système qu’essaient de rétablir les réformistes et la petite-bourgeoisie.
4. Campagne d’agitation tendant à séparer les masses travailleuses et combattantes des gouvernements de Valence et Barcelone, les gagnant à la cause de la révolution socialiste, en leur expliquant le rôle véritable de ces gouvernements défenseurs du capitalisme et ennemis de la révolution prolétarienne « .
Josep Rebull a ensuite distingué avec précision, rigueur et clarté, entre comités, conseils ouvriers et syndicats. Ce sont des organes distincts avec des fonctions différentes. Les syndicats, dans une étape révolutionnaire, seraient les organismes économiques de contrôle de la production et de la distribution, c’est-à-dire des organes techniques et administratifs. Mais ils ne pourraient remplir des fonctions de représentativité politique ou de organismes de pouvoir ouvrier. Comme disait avec beaucoup de pédagogie Rebull: « Ce serait une erreur fondamentale d’attribuer aux syndicats la représentation du pouvoir prolétarien « .
Les Conseils sont précisément ces organes de pouvoir ouvrier qui, à cause de leur élection démocratique en assemblée, sont indépendants des bureaucraties de syndicats et de partis. Le renforcement des conseils suppose qu’ils assument des fonctions de direction dans chaque localité, accélérant la décomposition du système capitaliste. Ils sont donc antagonistes de l’Etat capitaliste et leur défense est incompatible avec les partis qui participent aux gouvernements de la bourgeoisie.
La divergence fondamentale de Rebull avec les conseillistes a son origine dans l’importance qu’il accorde à cette mission du parti révolutionnaire qu’il considère comme irremplaçable pour la victoire de la révolution parce que la classe ouvrière ne pourrait y arriver spontanément.
Les divergences de Josep Rebull avec les trotskystes sont nombreuses et il suffit de lire le très dur article de Munis – à tort ou à raison, incarnation du « trotskysme » en Espagne à cette époque – pour rejeter toute définition ou accusation de « trotskysme ». Mais il faudrait peut-être en mentionner quelques-unes.
En premier lieu, Josep Rebull a appuyé la participation du POUM aux élections de Front Populaire de 1936, et il faut se souvenir que son nom figurait sur les listes de candidats du POUM pour Tarragone.
En second lieu, ce qu’on appelle son « maurinisme » ou son « bloquisme », à savoir la confirmation du caractère révolutionnaire du BOC et du POUM avant juillet 1936. Ce maurinisme serait aussi un formidable vaccin contre ce que Rebull n’a jamais cessé de considérer comme le « sectarisme » trotskyste. Les thèses « conseillistes » de Rebull elles-mêmes, c’est-à-dire la prise en considération du caractère incomplet et imparfait des comités, et de la nécessité qu’un parti révolutionnaire impulse leur transformation en conseils ouvriers, est une analyse originale de Rebull, tout à fait étrangère à Munis et aux trotskystes.
Enfin, la conception propre du combat politique de Josep Rebull, parfaitement conforme à la norme de discussion pré-congrès au sein du POUM, et totalement étrangère aux conceptions de lutte fractionnelle des trotskystes, comme Munis le lui reproche dans les brutales critiques qu’il lui consacre dans La Voz Leninista.
En conclusion, on peut et on doit affirmer la profondeur, la cohérence et l’importance absolue des analyses de Josep Rebull sur la Révolution espagnole dans un moment historique crucial. De la même manière, on doit confirmer et c’est juste, ses très profondes divergences avec les thèses trotskystes ou conseillistes, et donc avec celles du CE du POUM où précisément est née sa critique et son opposition loyale. Par conséquent à la profondeur, la cohérence et l’importance de la pensée politique de Josep Rebull, il nous faut ajouter son absolue originalité. Les circonstances historiques postérieures y ont ajouté, surtout en Espagne un cinquième qualificatif que ce numéro de Balance veut détruire: le fait qu’il est méconnu.
Barcelone, mai 2000.
Notes:
[1] Anna Monjo Omedes, La CNT durant la II Republica a Barcelona : Vidées, militants, afiliats.
[2] Josep Rebull. « Lettre au Comité exécutif du POUM », Paris 19 mai 1953.
Notes de la BS:
* Le 20 dans les CLT est la trace accidentelle d’un appel de note de la version espagnole.
** La version espagnole précise: « avec les thèses de Bilan ».
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